« La politique européenne conduit les exilés à la mort »
À Calais, les militants qui aident les exilés ne renoncent pas. Marianne Bonnet raconte.
dans l’hebdo N° 1832 Acheter ce numéro
Alors que la répression des exilés s’intensifie à Calais et que l’on a franchi cette année un nouveau record du nombre de morts dans la Manche, les élus de gauche se mobilisent pour exiger, cette semaine, la création d’une commission d’enquête parlementaire. Sur le terrain, les militants ne renoncent pas. Marianne Bonnet (1) raconte.
Marianne Bonnet a 26 ans. Elle est originaire de Nantes. Elle a cofondé la maison accueillante La Margelle et Toiles, le réseau des maisons accueillantes. Diplômée en logistique humanitaire et en migration internationale, elle est engagée dans l’accueil digne et inconditionnel depuis plusieurs années sur le territoire.
Calais, samedi 12 octobre, 22 h 40. Nous recevons un message d’Utopia 56 sur le téléphone de la maison accueillante La Margelle. Il nous est demandé d’accueillir une famille de cinq personnes qui vient de sortir du centre de rétention administrative (CRA) à la suite d’une opération de sauvetage en mer. La température avoisine les 10 °C. Le 115 répond négativement aux nombreuses demandes de prise en charge des familles à la rue ce soir-là. Nous allons chercher ces personnes. Elles attendent sur le parking en face des portes d’entrée du CRA.
En bord de route, près du centre, nous croisons une cinquantaine de personnes avec des couvertures de survie sur le dos. Nous comprenons, en rencontrant la famille, qu’elles étaient ensemble sur le bateau et qu’elles ont été secourues en mer. Mais certains manquent à l’appel : ils ont perdu la vie. Les rescapés, emmenés directement au CRA à la mi-journée, ont été retenus jusqu’à 21 heures pour être interrogés par la police, sans avoir accès à de la nourriture ni à des vêtements secs.
La famille, emmitouflée dans des couvertures de survie, est épuisée et frigorifiée.
La famille, emmitouflée dans des couvertures de survie, est épuisée et frigorifiée. Les enfants portent des vêtements humides et un sac-poubelle par-dessus, découpé pour laisser passer la tête et les bras. Au moment de monter dans la voiture, une des femmes est en grande difficulté et évoque des problèmes de santé impliquant de voir un médecin. Tous en consulteront un le lendemain. Le reste du groupe mettra six heures à rejoindre Calais. Il arrivera vers 4 heures du matin, sans qu’aucune forme d’assistance ne soit proposée, en termes d’hébergement, de prise en charge médicale ou de soutien psychologique. Cette situation post-naufrage n’est pas une exception.
Pour la famille accueillie à La Margelle, le récent traumatisme vécu et verbalisé par les enfants comme par les adultes nous laisse sans voix. Ils évoquent l’Allemagne et leur vie là-bas, les titres de séjour qui se renouvellent tous les trois mois pour les uns (arrivés depuis plus d’un an) et tous les six mois pour les autres (arrivés depuis sept ans), avec, entre chaque renouvellement, l’absence de statut et la perte de travail.
Car il est impossible de renouveler un contrat de travail sans titre, et il nécessaire d’avoir un travail pour obtenir un titre. Une précarité constante et épuisante qui n’offre aucune perspective de stabilité et d’intégration dans un pays « qui n’a besoin de nous que pour le travail ». Les enfants, qui sont nés en Allemagne et parlent couramment la langue, sont toujours sans titre de séjour permanent, après sept ans de vie dans ce pays.
On n’a pas le choix, on ne peut pas rester ici, on ne peut pas repartir là-bas.
La France serait-elle une option pour ces personnes ? Malheureusement, le règlement Dublin l’empêche : si elles déposent une demande d’asile en France, elles seront transférées en Allemagne. Alors l’Angleterre devient un horizon à atteindre, car si l’Allemagne ne veut pas d’eux, et la France non plus, ces réfugiés retenteront l’Angleterre, non pas parce qu’ils sont fous, mais parce qu’ils sont épuisés par ce système qui les tourmente et ne leur offre aucune chance. « On n’a pas le choix, on ne peut pas rester ici, on ne peut pas repartir là-bas », entend-on souvent. Ce témoignage est loin d’être isolé et met en lumière les conséquences des politiques européennes, notamment celles liées au règlement Dublin.
Pendant que ces institutions européennes fabriquent collectivement un fonctionnement administratif nébuleux, destructeur et meurtrier, leurs victimes gardent espoir, déterminées par la volonté de construire un avenir loin des situations d’insécurité. À la recherche d’une stabilité et d’un avenir pour leurs enfants et leurs proches restés au pays.
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