« Aurais-je été sans peur et sans reproche ? » : quand le roman de chevalerie tuait
Pierre Bayard ausculte son « ancêtre », le chevalier Bayard.
dans l’hebdo N° 1834 Acheter ce numéro
Aurais-je été sans peur et sans reproche ? Le chevalier Bayard et moi / Pierre Bayard / Minuit / 171 pages / 18 euros.
Lire Pierre Bayard, c’est comme suivre une série. Une fois le dernier livre achevé, on se demande quel sera le nouvel épisode, le prochain rebondissement. Tout en se distinguant de celui qui le précède, l’opus à venir se situera dans le continuum d’un même esprit, composé d’au moins trois éléments : du savoir, de l’humour et de l’anticonformisme, sous la forme d’une revisitation personnelle d’une « institution » au sens large, historique ou culturelle.
Ainsi, on avait laissé Pierre Bayard, professeur émérite de littérature française à l’université Paris-8 et psychanalyste, après la brillante démonstration qu’il a déployée dans Hitchcock s’est trompé (1) à propos de la véritable identité du criminel dans Fenêtre sur cour. Le voici qui revient avec un essai portant sur le chevalier Bayard, né entre 1473 et 1476 et mort en 1524.
Minuit, 2023.
Pierre Bayard et le chevalier Bayard figurant sur la même couverture : triomphe de l’homonymie ? L’auteur va au-delà : il se place en lointain descendant. « Toute ma vie j’ai été hanté par la figure de mon ancêtre », dit-il dans l’incipit du livre, avant de poursuivre : « Tentais-je un moment d’en oublier l’existence que mes professeurs se chargeaient de me la rappeler, en faisant régulièrement suivre mon nom, lors de l’appel des élèves, de la formule rituelle : ‘le chevalier sans peur et sans reproche’. » D’où cette question qui fait office de titre : Aurais-je été sans peur et sans reproche ?
Voilà qui en rappelle deux autres. Deux livres de Pierre Bayard déjà publiés dans lesquels il est lui-même partie prenante et où il use de la première personne du singulier : Aurais-je été résistant ou bourreau ? (2013), où il s’interrogeait sur ce qu’aurait pu être son attitude sous l’Occupation ; et Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? (2015), où il se demandait s’il aurait porté secours à l’héroïne du Chevalier de Maison-Rouge, de Dumas et Maquet.
Anachronisme
Est-il possible de comprendre un tant soit peu un homme, tel le chevalier Bayard, qui a vécu cinq siècles auparavant, à la charnière de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance ? C’est la question préalable à laquelle s’attelle l’auteur, parce qu’elle est déterminante. Si l’on suit ceux qu’il appelle les « évolutionnistes », Michel Foucault ou les historiens de la sensibilité notamment, rien n’est plus difficile, sinon en s’imprégnant de « l’atmosphère mentale » dans laquelle vivaient les personnes du passé. Ce qu’ils veulent éviter : l’anachronisme psychologique, qu’ils tiennent pour un fourvoiement.
Quand je lis Cicéron ou Montaigne (…) j’ai l’impression de dialoguer avec des êtres proches.
P. Bayard
Or Pierre Bayard nie cet anachronisme : « Je ne suis pas convaincu qu’il existe entre les êtres humains séparés par le temps des différences majeures de subjectivité », écrit-il, s’appuyant là sur les thèses freudiennes et sur son expérience de la littérature : « Quand je lis Cicéron ou Montaigne, qu’un gouffre mental devrait séparer de moi si l’on adopte le point de vue de certains historiens des sensibilités, j’ai l’impression de dialoguer avec des êtres proches, animés par des désirs et des angoisses similaires aux miens, et motivés plus profondément, au-delà de différences dans les comportements de surface, par des fantasmes analogues. »
Pourquoi cette question de l’anachronisme est-elle si importante ? Non pas tant pour savoir si l’auteur, comme son ancêtre, aurait été « sans peur et sans reproche ». Au sujet de cette hypothèse-là, Pierre Bayard ne fait pas durer le suspense – ce que d’aucuns pourraient trouver déceptif, la promesse du titre étant vite réglée ; ce qui pourtant n’amoindrit pas l’intérêt du livre. N’ayant pas de disposition pour la carrière militaire, l’auteur préfère se projeter dans la peau d’un moine, en l’occurrence celle d’un frère du chevalier Bayard, à l’abri du monde.
Une vie à tuer
En vérité, l’interrogation centrale est celle-ci : comment le chevalier Bayard a-t-il pu passer sa vie à tuer, malgré les interdits en la matière que la religion chrétienne faisait lourdement peser sur les individus – et cet homme-là était très pieux – et en dépit de sa réputation de gentleman parvenue jusqu’à nous. Problématisant ainsi son essai, l’auteur ne livre de la biographie de son ancêtre que ce qui est véritablement utile.
Il rappelle surtout certains épisodes des guerres d’Italie que la France a livrées à partir de 1494 jusqu’à la moitié du siècle suivant, et au cours desquelles le chevalier Bayard s’est particulièrement illustré, jusqu’à sa mort. Des guerres très meurtrières (en raison de la mise au point de nouvelles armes barbares), absurdes dans leur finalité comme dans leurs modalités, avec d’incessants renversements d’alliances. Et contrevenant gravement à tous les principes chrétiens.
Ce que, dès cette époque, certains esprits n’ont pas manqué de souligner, tels Rabelais, dans son Gargantua, ou Érasme, dans un registre philosophique. Ni ces voix, fortes mais isolées, ni ses propres doutes n’ont suffi à détourner le chevalier Bayard de sa voie meurtrière.
Pistes stimulantes
Toutes les pistes d’explication posées dès lors par l’auteur sont stimulantes. Son ancêtre aurait-il aveuglement obéi à ce qu’on appelle aujourd’hui la raison d’État ? C’est ici l’occasion d’une mise au point à propos du Prince de Machiavel, un livre qui « ne fait que théoriser des idées qui ont cours partout et qui régissent les engagements politiques et interpersonnels, depuis bien plus longtemps que la Renaissance florentine ». Auquel s’opposaient des auteurs comme Innocent Gentillet (quel nom pour celui qu’on désigna comme « l’Anti-Machiavel » !), injustement éclipsé par la postérité aux yeux de Pierre Bayard.
Tout indique que le chevalier Bayard était doté d’une subjectivité personnelle.
Mais ce n’est pas une explication suffisante. Le chevalier avait-il une personnalité fortement structurée et une autonomie de pensée le rendant capable de s’extraire des cadres idéologiques et psychologiques de son temps ? Était-ce même possible à l’orée du XVIe siècle ? Le beau chapitre où l’auteur évoque la réaction de son ancêtre à la perte d’un ami convoque Montaigne et son célèbre texte sur La Boétie, son cher disparu, exploration déchirante d’un moi intérieur accablé par le chagrin. Une expérience individuelle de la conscience de soi était donc possible. Tout indique que le chevalier Bayard était doté d’une subjectivité personnelle et, par ailleurs, d’une capacité d’empathie.
Alors ? C’est là que la littérature prend le pas sur tout le reste. Il faut se représenter qu’à cette époque les aristocrates et le roi lui-même étaient imprégnés de littérature chevaleresque. Tous rêvaient des exploits contés dans les Romans de la Table ronde ou La Chanson de Roland et finissaient par confondre fiction et réalité.
« Maladie de la lecture »
Si l’on a pu aujourd’hui contester à juste titre l’influence des jeux vidéo sur certains comportements problématiques, il ne fait aucun doute pour Pierre Bayard qu’il y a du mimétisme dans le comportement de son ancêtre. Il parle même de « maladie de la lecture », dont il rappelle qu’elle était la cible du Don Quichotte de Cervantès, auquel il consacre un développement particulier. Publié certes au début du XVIIe siècle, ce chef-d’œuvre burlesque est une haute parodie des romans chevaleresques et de la geste héroïque.
Mais il y a encore davantage, dans Aurais-je été sans peur et sans reproche ?. Revenons au personnage dans lequel Pierre Bayard a choisi de s’incarner : un moine. Qui dit moine dit, à cette époque d’avant l’imprimerie, copiste. Or les moines ne se contentaient pas de reproduire un texte. Ils l’« amélioraient » quand ils le trouvaient abscons ou insuffisant. C’est à ce même procédé dit d’« interpolation » que s’est livré, non sans sourire, l’auteur – puisqu’il est moine ! – au long de son livre dans les citations des textes rapportant les faits et gestes de son ancêtre. Et, sur sa lancée, il lui invente même une autre fin.
Cette libération de l’imagination est plaisante, mais pas seulement. En outre, dans cette approche du chevalier Bayard et de sa passion (ou pulsion) guerrière, qui nous le rend pas si lointain, il y a peut-être à puiser, suggère l’auteur, pour éclairer notre regard sur le présent et sur ce qui se profile devant nous.