Jonas Mekas, l’affranchi

Deux expositions, un album live et un recueil mettent en lumière le cinéaste poète Jonas Mekas, grande figure de la contre-culture, dont toute l’œuvre traduit un désir éperdu de (re)saisissement du temps qui passe.

Jérôme Provençal  • 9 octobre 2024 abonné·es
Jonas Mekas, l’affranchi
Un autoportrait de Jonas Mekas extrait de « Walden », 1965.
© DR

Memories of Jonas Mekas / jusqu’au 20 octobre / Galerie du jour.

Summer Manifesto / jusqu’au 30 octobre / The Film Gallery.

Debout parmi les choses / 448 pages /Éditions Nous / 30 euros.

Jonas Mekas in Zebulon / Zebulon Recordings

Originaire de Lituanie, qu’il a dû fuir durant la Seconde Guerre mondiale avec son frère Adolfas, Jonas Mekas – né en 1922, mort en 2019 – est arrivé aux États-Unis en 1949. S’étant installé à New York, dans le quartier de Williamsburg, il va y devenir un protagoniste phare du cinéma indépendant et, par extension, un acteur majeur de la contre-culture.

Cofondateur d’une revue spécialisée (Film Culture) et de deux structures corporatives (Filmmakers’Cooperative et Filmmakers’Cinematheque), il va aussi – et surtout – s’affirmer comme un cinéaste de premier plan dès son fulgurant premier long métrage, Guns of the Trees (1961), proche du Shadows de John Cassavetes. Affranchi plus encore du cinéma traditionnel, il va ensuite s’engager dans une voie éminemment personnelle.

Ayant acheté une caméra 16 mm Bolex dès son arrivée à New York, la trimballant tout le temps avec lui, Jonas Mekas la met en marche dès que l’occasion se présente. Entre journaux intimes, carnets documentaires et chroniques poétiques, ses films ultérieurs, courts ou (parfois très) longs, se composent de plans issus du stock en expansion constante accumulé avec boulimie au fil des années.

Photogrammes

Fruit d’un intense travail de montage, chaque film délivre ainsi une succession d’instants captés sur le vif, ressaisis a posteriori et assemblés dans un continuum tremblé, pareil à celui du souvenir que l’on se fait de la vie. S’insinue par moments en off la voix au phrasé si singulier de Mekas qui ajoute à la patine mélancolique déposée sur les images par le passage du temps.

À partir du milieu des années 1990, le cinéaste a développé une forme d’expression visuelle parallèle, extirpant des photogrammes de ses films pour les exposer comme des œuvres autonomes, en particulier à la Galerie du Jour, à Paris. Désormais située dans le 13e arrondissement, celle-ci présente actuellement un florilège de photogrammes, issus en majorité du film This Side of Paradise (1999). À ces images fixes, et néanmoins bruissantes de vie, l’exposition – Memories of Jonas Mekas – ajoute des images en mouvement, He Stands in a Desert Counting the Seconds of His Life (1985), un des longs métrages de Mekas, projeté en vidéo.

Summer Manifesto, à The Film Gallery.

Autre galerie parisienne, comme son nom ne l’indique pas, The Film Gallery – dans le 10e arrondissement – présente de son côté Summer Manifesto. Faisant écho à une performance live avec diapositives réalisée en 2008 par Jonas Mekas, la partie principale de l’exposition consiste en une série de photogrammes qui captent la lumière et l’atmosphère propres à l’été, tel que le cinéaste le ressentait. Sur un moniteur installé à proximité, on peut voir par ailleurs un montage de plans tirés de certains de ses films (dont Cassis et Notes for Jerome), dans la même tonalité estivale. Notable bonus : un extrait de son ultime long métrage, Requiem (2019), tourné en vidéo, est projeté sur un mur de la galerie.

En outre, une platine vinyle fait tourner un triple album qui réunit des enregistrements réalisés au Zebulon, fameux café musical new-yorkais – ouvert en 2003 et contraint de fermer en 2012, gentrification oblige. Habitué du lieu, Jonas Mekas montait parfois sur scène pour mêler sa voix, improvisant ou déclamant, à de turbulentes actions sonores – tendance jazz bien free – perpétrées par des groupes à géométrie variable, incluant en particulier le percussionniste Kenny Wollesen. Le disque est disponible via Bandcamp, The Film Gallery ayant aussi des exemplaires à la vente.

Enfin, paru en septembre, un livre – Debout parmi les choses, poèmes 1948-2007 – permet d’explorer la poésie pratiquée à l’écrit par Jonas Mekas, celle-ci ayant évolué vers des formes de plus en plus épurées et graphiques, faisant penser à des haïkus éclatés. De la splendide série Réminiscences (1951), tout en mélancolie sensorielle, se détachent ces vers qui sonnent comme une profession de foi : « Transportant tout, depuis l’enfance, / toujours affamé, toujours en mouvement, / je m’attachais à chaque nouvelle rencontre, / à chaque réverbère. »

Cinéma Littérature
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