« Au loin la liberté », maintenir le possible

Jacques Rancière expose ce que vise Tchekhov à travers son écriture.

Christophe Kantcheff  • 23 octobre 2024 abonnés
« Au loin la liberté », maintenir le possible
Anton Tchekhov, à gauche.
© Leemage / AFP

Au loin la liberté. Essai sur Tchekhov / Jacques Rancière / La Fabrique / 115 p. / 13 euros.

Au loin la liberté. C’est le beau titre que Jacques Rancière a donné à son nouvel essai, consacré à Anton Tchekhov (1860-1904). L’auteur du Partage du sensible. Esthétique et politique s’est plus particulièrement penché sur la profusion de récits et nouvelles que l’écrivain russe a laissée à côté de ses célébrissimes pièces de théâtre. « Au loin la liberté » a ici au moins deux significations. La première : la société dans laquelle vivent les hommes et les femmes est faite de contraintes et de soumission.

Bien que le servage ait été aboli en Russie en 1861, « la servitude est encore bien là », écrit Rancière, « elle est d’abord dans les têtes ». « La Russie de Tchekhov n’est pas cet empire d’officiers sadiques […] que la comtesse de Ségur, née Rostopchine, dépeignait pour les jeunes lecteurs du Général Dourakine. Elle est le pays des cerveaux façonnés par la mémoire des coups, reçus ou donnés. » Et incapables de penser la liberté parce qu’elle fait peur.

Il y a un deuxième sens. « Au loin la liberté » serait ce quelque chose qu’on aperçoit, « ces éclairs qui, dans les récits de Tchekhov, trouent le temps de la servitude pour indiquer le lointain d’une autre vie ». Se dessinent ainsi les contours d’« une vie nouvelle », expression que l’on trouve notamment dans le récit La Fiancée et qui avait aussi beaucoup d’écho dans la Russie de ce temps où de nouveaux courants de pensée émancipateurs émergeaient.

Résonances

Mais, étranger au messianisme, Tchekhov décrit la liberté comme un rêve des individus, auquel beaucoup renoncent, non comme une idée qu’il faudrait faire advenir. Sa conception de son travail d’écrivain tranche avec ses prédécesseurs, de Gogol à Tolstoï, désireux de diriger les consciences. On lui a fait le reproche de rester impassible face à ses personnages et de ne jamais laisser paraître ce qu’il pensait.

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S’appuyant sur de multiples exemples – des nouvelles telles que Rêves, L’Étudiant, La Steppe, Lueurs, Ma vie, etc. –, Jacques Rancière montre que Tchekhov s’emploie à une « révolution des affects ». « Pour briser le cercle, pour former des hommes capables de transformer en réalité l’appel de la vie nouvelle, il faut d’abord changer les manières de sentir. »

D’où les efforts de l’écrivain portés sur la musique du texte, sa justesse, sa capacité à consoler et à sauvegarder, ici et maintenant, la sensation vraie d’une autre voie. Avec Tchekhov, l’auteur n’est pas autoritaire (deux mots pourtant liés par l’étymologie). Il ne raisonne pas. Il instille des résonances.

Littérature
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