Génération Rémi Fraisse
Il y a dix ans, le jeune botaniste était tué par une grenade offensive lors d’une mobilisation contre le barrage de Sivens. Aujourd’hui, son nom continue de résonner dans les luttes écologistes, marquées par une intensification de la répression.
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10 ans déjà « La mort de Rémi Fraisse signe la criminalisation des militants écologistes » Dans la vallée, le champ de l’eau Véronique, mère de Rémi Fraisse : « L’État n’a pas tiré de leçons de la mort de mon fils »Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, un jeune botaniste de 21 ans perdait la vie lors d’un week-end de mobilisation contre un projet de barrage à Sivens, dans le Tarn. Rémi Fraisse a été tué par un jet de grenade offensive de la gendarmerie. Un drame qui a heurté, choqué, traumatisé la sphère militante et écologiste dans un contexte où les luttes contre les « grands projets inutiles et imposés » bouillonnaient et où les ZAD se multipliaient. Dix ans plus tard, les luttes écologistes n’ont pas cessé ; elles ont mué, mais sont toujours réprimées.
Pour Benoît, habitant de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) en 2014 et aujourd’hui membre des Soulèvements de la Terre, Sivens n’a pas été un vrai basculement, mais plutôt « un détonateur chez les militants ». « Nous avions vécu la violence de l’opération César en 2012 sur la ZAD de NDDL, donc on connaissait le niveau de violence qu’était prêt à déployer l’État. Il y avait déjà eu des blessés graves à cause des tirs de grenades. Mais, avec Rémi Fraisse, on réalise jusqu’où l’État est prêt à aller pour suivre le sens du profit d’aménageurs comme Vinci ou d’agro-industriels. »
Toute une génération a constaté la déflagration de violences autour d’un projet.
S. Ollitrault
Au fil des années, le nom de Rémi Fraisse n’est pas tombé dans l’oubli. Sa mort semble avoir été un traumatisme pour toute une génération de militant·es écologistes, celle des années 2010 qui ignorait quasi unanimement un autre drame survenu plus de trente ans auparavant. En 1977, lors d’une manifestation antinucléaire contre la centrale en chantier de Superphénix, à Creys-Malville, en Isère, Vital Michalon était tué par une grenade offensive.
« Le drame de Sivens a été un vrai choc moral. Toute une génération a constaté la déflagration de violences autour d’un projet et a pris conscience qu’il peut y avoir un mort dans un espace de manifestation. On a retrouvé cette forme de choc à Sainte-Soline en 2023 dans la lutte contre les mégabassines », analyse Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS et spécialiste du militantisme écologique.
En effet, en mars 2023, lors d’une mobilisation d’ampleur à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), un manifestant, Serge Duteuil-Graziani, est grièvement blessé à la tête par une grenade. Il passera un mois et demi dans le coma, entre la vie et la mort. Un autre opposant, Mickaël, est grièvement blessé à la trachée par un tir de LBD. Plus de 5 000 grenades lacrymogènes ont été utilisées en deux heures, soit seize fois plus que lors de la nuit du décès de Rémi Fraisse.
« Sivens n’est pas un point de bascule, car il y avait eu des ZAD ailleurs, des affrontements violents dans d’autres luttes, notamment à Notre-Dame-des-Landes. Mais la mort d’un manifestant change la donne, particulièrement pour un mouvement qui reste attaché à la non-violence, poursuit Sylvie Ollitrault. C’était le commencement d’un cycle de confrontations qui s’est intensifié en 2015 avec les états d’urgence, des législations de plus en plus restrictives sur le droit de manifester, des multiplications de l’usage par les forces de l’ordre de moyens de coercition. »
Pour Claire Dujardin, avocate de la mère de Rémi Fraisse, les écologistes sont considérés et montrés comme « des ennemis de l’intérieur » depuis une dizaine d’années : « C’était présent à Sivens mais aussi à Notre-Dame-des-Landes et à Bure, où les militants écologistes étaient appelés ‘jihadistes verts’. Aujourd’hui, ce sont des ‘écoterroristes’, ça ne change pas beaucoup. »
Violence de la réponse judiciaire
Le projet de barrage de Sivens visait à créer une retenue d’eau pour l’irrigation agricole sur la zone humide du Testet, riche en biodiversité. Dès le départ, il a suscité une forte opposition. Des associations, des mobilisations ainsi qu’une ZAD se sont créées pour dénoncer son impact environnemental destructeur. Claire Dujardin souligne l’intensité des confrontations avant la mort de Rémi Fraisse. « Il y avait déjà des affrontements violents sur le terrain et, plusieurs jours avant sa mort, on pouvait entendre des manifestants dire : ‘Vous voulez un mort ? Arrêtez cette violence.’ »
La ministre de l’Écologie de l’époque, Ségolène Royal, avait demandé un rapport dans lequel les experts avaient conclu, quelques jours avant le drame, que le barrage n’était pas d’intérêt public. Mais ces conclusions n’ont pas été rendues publiques. « Tout indiquait qu’il fallait suspendre le projet, mais la répression s’est poursuivie. »
Dans la nuit du 25 octobre 2014, les gendarmes utilisent des grenades offensives pour disperser les manifestants. L’une d’elles tue Rémi Fraisse sur le coup. Des manifestations éclatent dans plusieurs villes, dénonçant la brutalité policière. Cependant, pour Me Dujardin, la mort de Rémi Fraisse n’a pas entraîné de remise en question profonde au gouvernement, comme cela aurait dû être le cas. « L’exécutif a immédiatement cherché à criminaliser Rémi, à minimiser la responsabilité des forces de l’ordre », explique-t-elle.
La procédure judiciaire, longue et frustrante pour la famille, n’a débouché sur aucune mise en examen. Les demandes des avocats pour des reconstitutions ont été refusées. « Le procès aurait pu permettre à la famille d’avancer et aux institutions de repenser le modèle de maintien de l’ordre, déplore l’avocate. Le non-lieu a été très dur à encaisser pour la famille, parce qu’au-delà de la violence de perdre leur fils, il y avait la violence de la réponse judiciaire. » Finalement, la famille de Rémi a porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme en 2021 et attend toujours une décision.
Intensification de la répression policière
Si la mort de Rémi Fraisse n’a pas provoqué de changement immédiat dans les pratiques policières ou institutionnelles, elle a laissé une empreinte durable dans la mémoire des militants. « Rémi est toujours là, dans toutes les luttes écologiques. On voit encore des pancartes à son effigie, on entend encore son nom dans les chants », affirme Marie Toustou, membre de la Ligue des droits de l’homme Toulouse (LDH), qui a réalisé de nombreux entretiens avec des militants de Sivens en 2014, ainsi qu’avec ceux de l’A69.
Cette mémoire est d’autant plus vivace que la répression des mouvements écologistes n’a fait que s’intensifier depuis Sivens. Plus récemment, la lutte contre les mégabassines à Sainte-Soline et le projet d’autoroute A69 dans le Tarn ont montré que les leçons de Sivens n’ont jamais été tirées. La répression des mouvements écologistes en France a même pris une nouvelle dimension.
Les forces de l’ordre disposent désormais d’un arsenal toujours plus sophistiqué pour faire face aux manifestations : drones, grenades, blindés, LBD. Claire Dujardin ajoute qu’avec « un arsenal législatif et judiciaire » de plus en plus présent aussi, « les gens ont peur ». Un point notable pour elle a été la crise des gilets jaunes fin 2018. « J’ai vraiment eu cette impression de la généralisation d’une peur chez les manifestants. »
Ils me disent que, même si l’un d’eux mourait, cela n’aurait aucun impact sur l’État ou la société.
M. Toustou
Marie Toustou raconte comment, lors des manifestations contre l’A69, des militants lui ont confié avoir intériorisé la possibilité de mourir sans que cela ne change quoi que ce soit. « Ils me disent que, même si l’un d’eux mourait, cela n’aurait aucun impact sur l’État ou la société. C’est terrifiant, cette résignation face à la violence. » Elle fait un parallèle avec ce qu’elle a vu à Sivens : « Il y avait une pression psychologique énorme. Les militants étaient souvent blessés, physiquement et mentalement. »
Ce climat de violence semble être devenu la norme dans la gestion des manifestations écologistes. Sur le projet de l’A69, les forces de l’ordre sont accusées d’avoir fait chuter des arbres au moins quatre militants, donc un de presque huit mètres de haut. La mort de Rémi Fraisse, bien qu’elle ait profondément marqué les esprits, n’a pas entraîné de transformation dans la gestion des luttes écologistes.
Démocratie environnementale absente
La lutte contre le barrage de Sivens n’a pas permis de rupture radicale dans les politiques d’aménagement du territoire. Pourtant, lors de la conférence environnementale en novembre 2014, François Hollande promettait un nouveau modèle de « démocratie participative », la prise en compte de projets alternatifs, voire le recours à des référendums locaux dans un souci d’apaisement des contestations.
Le dossier Sivens avait révélé des histoires de conflits d’intérêts et de non-respect des réglementations environnementales. Dix ans plus tard, les ressemblances avec des luttes contemporaines comme celle contre les mégabassines ou le projet d’A69 entre Castres et Toulouse laissent penser que la démocratie environnementale n’est toujours pas la priorité des gouvernements successifs. Même quand il s’agit de la question vitale de l’eau.
Benoît Biteau, député écologiste de Charente-Maritime, s’est fortement impliqué dans deux combats emblématiques : celui de Sivens et celui des mégabassines. En 2014, il était vice-président de la région Poitou-Charentes, chargé de la ruralité, l’agriculture, la pêche et les cultures marines, et siégeait à l’agence de l’eau Adour-Garonne, acteur clé du projet de Sivens. Il reconnaît que la volonté de résoudre les problèmes d’eau sur la vallée du Tescou était bien là, mais que la solution apportée était incohérente.
« À l’époque, on n’avait pas encore subi trop d’épisodes climatiques violents et une génération d’élus n’avait pas intégré le rôle déterminant des zones humides. Ils pensaient juste que stocker l’eau accumulée l’hiver suffirait pour irriguer l’été, notamment les cultures de maïs, détaille-t-il. Sivens est une zone humide avec une capacité à retenir l’eau et à la laisser s’infiltrer vers des nappes profondes. Pas du tout un endroit où il est sérieux de faire une retenue d’eau aérienne avec des risques d’évaporation importants. Ce sont exactement les mêmes processus concernant les mégabassines ! »
Des projets illégaux
L’autre point commun entre le projet de Sivens et les mégabassines : l’illégalité. En 2016, le tribunal administratif de Toulouse a annulé trois arrêtés préfectoraux : la déclaration d’utilité publique, l’autorisation de défrichement et la dérogation à la loi sur les espèces protégées. Le projet de barrage de Sivens était donc illégal. Si la mobilisation des opposants avait conduit à la suspension du projet initial, il aurait pu être abandonné ou repensé bien plus tôt.
« Les associations utilisent tous les outils que l’État de droit propose pour résister, et pourtant ça n’empêche pas les travaux d’avancer », s’indigne le député. L’histoire se répète pour les mégabassines, puisque cinq d’entre elles ont été déclarées illégales par la justice en 2022, après quatorze ans de procédures judiciaires.
Pour Sivens ou l’A69, c’est le même schéma : un projet endormi depuis des décennies qui ressort d’un coup, soutenu massivement par les élus.
Coccinelle
« Pour Sivens ou l’A69, c’est le même schéma : un projet endormi depuis des décennies qui ressort d’un coup, soutenu massivement par les élus et l’État au service du projet du concessionnaire au lieu d’être le garant du respect des lois et de la protection des populations », lâche Coccinelle, une Tarnaise engagée dans les deux luttes. Habitant sur le tracé de la future A69, elle a découvert par hasard qu’elle serait directement impactée par une des deux nouvelles usines à bitume qui rejetteront des substances identifiées comme toxiques et cancérigènes.
« Pour Sivens, j’étais au courant, car proche des milieux naturalistes, mais, pour les usines à bitume, je n’étais au courant de rien. Elles étaient noyées dans l’énorme dossier de l’enquête environnementale soumis à l’enquête publique. Les seules personnes au courant étaient les maires des communes d’implantation. Jusqu’au jour où quelques militants ayant épluché les documents l’ont découvert. » Depuis cette découverte, Coccinelle s’est engagée dans le collectif Lauragais sans bitume.
« Ni oubli ni pardon »
Malgré l’intensification de la répression des manifestant·es, malgré l’éternelle opacité qui entoure les projets d’aménagement du territoire et une démocratie environnementale toujours absente ou de papier, la résistance citoyenne se perpétue. Dans la lutte contre les mégabassines ou contre les projets routiers, la génération de NDDL et de Sivens cohabite avec celle des vingtenaires, qui ose la confrontation dans l’espoir de voir l’État remettre en cause son soutien aux projets écocides.
Pour Claire Dujardin, face à la répression accrue, les mouvements se sont réorganisés. « Les manifestants sont plus prudents et plus préparés. Ils s’organisent avec des équipes médicales, forment des “legal teams” pour suivre les procédures judiciaires et protègent davantage leur identité. » Et le nom de Rémi Fraisse associé à la phrase « Ni oubli ni pardon » reste ancré dans la mémoire collective des luttes écologistes, comme un symbole de la résilience des militants.
« Nos mouvements ne recherchent ni les blessé·es ni les martyres. On doit se méfier de toute forme de romantisme à ce sujet-là. Pour autant, l’expérience nous a démontré que si on n’est pas capable de s’opposer physiquement à des travaux et à la police, ils ne s’arrêtaient malheureusement pas, juge Benoît, des Soulèvements de la Terre. Si on se donne les moyens de le faire, avec la solidarité d’un large ensemble d’organisations et en apprenant comment se protéger, on peut retrouver un rapport de force en notre faveur et obtenir un renoncement aux projets écocidaires. »