De La Soul n’est pas mort

Alors que son catalogue, longtemps absent des plate­formes de streaming, y est désormais disponible, le légendaire groupe de rap s’apprête à monter sur scène au Zénith de Paris.

Pauline Guedj  • 2 octobre 2024 abonné·es
De La Soul n’est pas mort
De La Soul au Midem, à Cannes, le 26 janvier 2024.
© Eric Dervaux / Hans Lucas / AFP

De La Soul en concert au Zénith de Paris, le 4 octobre 2024.

Il y a une dizaine d’années est apparu un slogan : « Le rap, c’était mieux avant. » Décortiqué dans des podcasts ou sur des chaînes YouTube, imprimé sur des tee-shirts, celui-ci est incanté par les nombreux fans de hip-hop qui déplorent les transformations contemporaines de cette musique : absence de conscientisation du rap d’aujourd’hui, disent-ils, utilisation parfois excessive d’effets sur les voix, manque d’engagements dans les paroles, manque d’humour également et, enfin, individualisation des créations alors que le rap des premiers temps n’aurait été qu’effort collectif et communautaire.

Nostalgie des quadragénaires et quinquagénaires, ce rap des premiers temps se trouve alors incarné par de nombreux groupes, éclos à la fin des années 1980, dont De La Soul, qui sera en concert à Paris le 4 octobre. Originaire d’Amityville, petite cité de la presqu’île de Long Island à proximité de New York, le groupe est né, comme bon nombre de ses pairs, dans un lycée. Là, se rencontrent trois adolescents qui, après les cours, bidouillent des sons, coupent et agencent des échantillons.

Avec leurs noms de scène Trugoy The Dove, Posdnuos et Pasemaster Mase, les trois ados deviennent De La Soul et s’attirent les faveurs d’un producteur, Prince Paul, qui les accompagnera sur leurs trois premiers disques. 3 Feet High And Rising, l’album inaugural de De La Soul connaîtra un succès immense, avec pour figure de proue le single Me Myself and I, contenant un sample reconnaissable entre mille signé Funkadelic. 

À sa sortie en 1989, ce premier album place les trois artistes dans une position à part dans le monde du hip-hop. Ils en occupent à la fois le centre, rejoignant rapidement le collectif Native Tongues qui les lie à des artistes comme A Tribe Called Quest ou Queen Latifah, et les marges, du fait de l’esthétique qu’ils semblent privilégier dans leur création.

Le look des membres de De La Soul et les visuels choisis pour l’album contrastent avec ceux du rap vindicatif de la fin des années 1980, incarné par un groupe comme Public Enemy. Sur la pochette, ils figurent sur un fond jaune, entourés de fleurs symbolisant ce qu’ils aiment décrire comme le D.A.I.S.Y. (marguerite en anglais), acronyme de Da Inner Soul Y’All, maxime invitant l’audience et les Africains-Américains en particulier à refaire corps avec leur essence culturelle. 

Cette esthétique alternative sera pour De La Soul une marque de fabrique en même temps qu’un boulet dont le groupe cherchera à se débarrasser. Pour la presse d’alors, pour l’industrie de la musique, De La Soul est le groupe de hip-hop hippie du moment, celui qui attire un public plus large, des Noirs et des Blancs, et qui dans une période de tension peut être vu comme réconciliateur. Pourtant, pour les membres du groupe, rien n’est hippie dans leurs attitudes. Ils sont, comme tous leurs pairs, sensibles aux questions raciales et sociales qui divisent leur pays.

Paru en 1991, l’album suivant est en ce sens un pavé dans la mare. De La Soul Is Dead – c’est son titre – clame avec ironie la mort du groupe et présente sur sa pochette un pot de marguerites brisé. Album concept, le disque est une petite bombe funky, où le flow lancinant des rappeurs s’appuie sur des boucles entêtantes et entraînantes. L’album contient également le titre le plus connu du groupe en France « Ring Ring Ring (Ha Ha Hey) ».

Après l’annonce de sa mort, De La Soul poursuit sa trajectoire tout au long de la décennie 1990. Deux albums verront le jour : Buhloone Mindstate en 1993, dans lequel le groupe donne la réplique à des instrumentistes comme le saxophoniste Maceo Parker, et Stakes is High en 1996, peut-être son disque le plus politique, premier album non produit par Prince Paul accueillant des invités comme le producteur J Dilla et les rappeurs Mos Def et Common.

Tout au long des années 2000, moins sur le devant de la scène, De La Soul continue toutefois de s’exprimer en concerts et avec des albums, cinq au total, dont le plus récent, paru en 2016, a été réalisé grâce à une campagne de financement participatif.

Des samples et des déboires

En effet, si l’histoire de De La Soul est d’abord celle d’un succès inattendu, elle recense aussi de nombreux déboires opposant le groupe à l’industrie de la musique et à sa première maison de disques, Tommy Boy Records. Les ennuis ont commencé dès le premier album autour de la complexe question des droits d’auteur à verser pour l’utilisation de samples. Les dirigeants de Tommy Boy Records n’imaginent pas que le disque recueillera un tel succès et négligent de déclarer l’ensemble des samples contenus dans l’album. Faute professionnelle.

Howard Kaylan et Mark Volman, du groupe californien The Turtles, découvrent alors que quelques secondes de leur morceau « You Showed Me » ont été samplées sur l’interlude « Transmitting Live From Mars » au cœur de l’album. Les membres des Turtles réclament 2,5 millions de dollars de ­dédommagement. Ils en récolteront 1,7. De La Soul est marqué d’un sceau : celui de rappeurs puisant illégalement dans une musique dont les emprunts n’ont pas été régularisés.

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Si Fear of a Black Planet de Public Enemy et surtout Paul’s Boutique des Beastie Boys, album parfois décrit comme celui qui, dans l’histoire du hip-hop, contient le plus de samples, sont passés entre les gouttes, 3 Feet High And Rising est frappé de plein fouet.

Après cette première mésaventure, De La Soul ne cessera de se battre pour que, malgré les risques de procès, sa musique, dont le sample est l’essence, puisse être diffusée. En 2014, alors que les six premiers albums du groupe ne sont disponibles sur aucune plateforme de streaming, celui-ci décide de les offrir pendant quelques jours en téléchargement gratuit.

« C’est comme si nous avions été arrachés à l’histoire », déclarent les rappeurs. De La Soul est relégué dans les années 1980 et 1990, inaccessible pour une jeunesse qui aime et écoute du rap. Un espoir naît lorsque Tommy Boy propose la diffusion des disques sur les plateformes avec un deal que l’entreprise pense alléchant : 90 % des revenus pour elle, 10 % pour le trio.

Alchimie magique

De La Soul refuse, lance une campagne de boycott. Il faudra attendre que la maison de disques soit rachetée pour que les négociations reprennent. L’année dernière, alors que Reservoir Media accepte de diffuser le catalogue à condition que le groupe réenregistre les samples les plus litigieux, l’apparition de De La Soul sur les plateformes est un événement, célébré par un écran gigantesque, plein de jaune et de marguerites, aux abords de Times Square à New York. Décédé la même année, Trugoy The Dove n’apprendra jamais l’heureuse nouvelle.

L’histoire de De La Soul révèle aussi une mutation fondamentale dans la fabrique du hip-hop.

Injustice pour un groupe qui a, semble-t-il, payé pour tous les autres. L’histoire de De La Soul révèle aussi une mutation fondamentale dans la fabrique du hip-hop. Il y a quelques années, revenant sur l’enregistrement de son album Odelay, produit par les Dust Brothers, lesquels avaient déjà signé le Paul’s Boutique des Beastie Boys, le musicien Beck expliquait : « Quand le sampling était possible, avant que les législations ne les restreignent, il y avait quelque chose dans cette pratique qui relevait presque de John Cage. Une idée de hasard. Vous ne pouviez pas savoir à l’avance comment un sample allait se caler sur ce que vous aviez déjà. Comment un morceau ancien allait se transformer au contact d’une musique créée vingt ou trente ans plus tard. C’était une friction très belle, presque comme une concoction musicale et chimique. »

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Les premiers albums de De La Soul sont un exemple parfait de cette alchimie magique décrite par Beck. Ils sont le reflet de cette folie pour l’échantillonnage et le montage qui n’a été possible que parce que, légalement, rien ne semblait verrouillé. Ainsi, si on ne peut évidemment que se féliciter que les musiciens samplés touchent dorénavant des droits d’auteur, force est de constater qu’un aspect fondamental de la facture même du hip-hop s’est trouvé mis à mal. De La Soul incarne cet esprit libre dans ses albums et le déploie sur scène à chacune de ses prestations. Un vrai souffle de joie. Alors, le rap, c’était mieux avant ?

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