« Grande-Terre », post-scriptum caribéen

L’album posthume du trompettiste Roy Hargrove enrichit une discographie déjà éclectique et toujours enthousiasmante.

Pauline Guedj  • 16 octobre 2024 abonné·es
« Grande-Terre », post-scriptum caribéen
Enregistré avec le groupe Crisol en Guadeloupe, le disque était resté inédit, et sa parution attendue par les musiciens qui y ont participé
© Ice Boy Tell

Grande-Terre / Roy Hargrove / Verve / 13,99 euros (CD) / 31,99 euros (vinyle, édition limitée).

En 1995, le trompettiste Roy Hargrove est invité à Cuba par le pianiste Chucho Valdés. Il est alors âgé de 26 ans et possède une solide carrière dans le monde du jazz. Né au Texas, Hargrove avait été repéré par Wynton Marsalis, trompettiste et futur directeur du Jazz at the Lincoln Center. Après un court passage à la Berklee School of Music et à la New School, il partage, à 17 ans, la scène avec Dizzy Gillespie ou Freddie Hubbard.

Le soir, à New York, Hargrove écume les clubs, toujours prêt à témoigner de sa virtuosité lors de jam-sessions. Le jeune musicien joue partout et tout le temps, seul ou avec son quintet (Stephen Scott au piano, Christian McBride à la contrebasse, Yoron Israel à la batterie et Antonio Hart au saxophone). À Paris, l’une de ses apparitions les plus explosives a justement lieu lors d’une jam-session improvisée.

En 1991, pendant un concert du saxophoniste Branford Marsalis au New Morning, une salle qu’Hargrove appréciera tout particulièrement, jusqu’à lui rendre hommage dans un morceau intitulé « Strasbourg/St. Denis », le trompettiste et certains membres de son quintet prennent la scène, prêts, comme l’ironise alors Marsalis, « à nous botter le derrière ». Le public est aux anges et la fougue de Hargrove, encore peu connue des Français, éclate comme une évidence.

En 1990, Roy Hargrove sort un premier album, Diamond in the Rough, puis quatre autres dans lesquels il explore les traditions du be-bop et du hard bop. En 1995, Parker’s Mood, enregistré en trio, est un hommage à Charlie Parker. Son jeu délicat et espiègle s’y impose et l’absence de batterie lui permet de développer les caractéristiques ­rythmiques de son phrasé.

Au-delà des genres

La même année, alors qu’il s’ancre pour le moment principalement dans la tradition africaine-­américaine du jazz, Hargrove se familiarise à Cuba avec ses influences latines. Chucho Valdés le prend sous son aile, et Hargrove donne à sa musique une configuration globale, au-delà des genres. Il monte un nouveau groupe, Crisol, qui rassemble des musiciens phares du moment, dont le percussionniste Miguel Anga Diaz et le saxophoniste David Sanchez, et enregistre un album, Habana.

Musique d’orchestre, Habana est aussi, pour Hargrove, un premier regard vers des arrangements plus seventies. Dans le disque, le musicien rompt avec son obsession pour la musique acoustique et on voit déjà poindre son intérêt pour les œuvres qui marquent l’actualité populaire des musiques noires. Tout au long des années 2000, Roy Hargrove jouera un rôle fondamental dans la création d’une synergie entre jazz, hip-hop et soul.

Sa disparition prématurée en 2018, à 49 ans, est pleurée dans tout le spectre des musiques noires.

Son ensemble RH Factor, qui sort deux albums entre 2003 et 2006, lui attire un nouveau public qui, amateur de hip-hop, apprécie les structures complexes des morceaux et s’enthousiasme pour la liberté des solos. ­Hargrove collabore aussi, en tant qu’interprète et arrangeur, avec des artistes comme Erykah Badu, D’Angelo, ou Common. Au point que sa disparition prématurée en 2018, à 49 ans, est pleurée dans tout le spectre des musiques noires, bien au-delà de la sphère be-bop où il s’est révélé.

Dans les bacs cette semaine, Grande-Terre est un post-scriptum inspiré de la discographie de Roy Hargrove. Enregistré avec le groupe Crisol, dans une autre île de la Caraïbe, la Guadeloupe, le disque était resté inédit, et sa parution attendue par les musiciens qui y ont participé. Tout en percussions, il impressionne par la capacité de Hargrove à diriger son orchestre. Les musiciens s’y répondent avec aisance, piano et cuivres y dialoguent, et quelques chants rappellent les pratiques religieuses de l’île qui ont influencé la musique locale.

Le disque s’ouvre avec trois morceaux addictifs, « Rhumba Boy », « Audrey » et « Lake Danse », regarde vers l’Afrique avec « Ethiopia » et démontre dans deux de ses pépites, « Priorities » et « Kamala’s Dance », qu’au-delà de ses talents d’ardent improvisateur Roy Hargrove était aussi un grand compositeur/arrangeur dont l’influence continue de marquer la grande musique noire.

Musique
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