Plusieurs établissements culturels visés par une plainte pour délit de marchandage et prêt illicite de main d’œuvre

C’est une opération assez inédite qu’a lancée Sud Culture cette semaine. Des plaintes ont été déposées par le syndicat contre quatre établissements culturels – Le Louvre, Le Mucem, Le Palais de la Porte Dorée, et la Bourse du Commerce. En cause, l’externalisation de tout un pan de la main d’œuvre de ces musées, potentiellement illégale.

Pierre Jequier-Zalc  • 17 octobre 2024 abonné·es
Plusieurs établissements culturels visés par une plainte pour délit de marchandage et prêt illicite de main d’œuvre
Visiteurs au musée du Louvre, un des quatre établissements culturels contre lequel le syndicat Sud Culture a porté plainte.
© Antonin Utz / AFP

Au guichet du Palais de la Porte Dorée, à Paris, Thibaud reçoit les personnes à l’accueil. À côté de lui, une autre salariée. Rien ne les différencie. Même tenue, même poste de travail, même mission. Pourtant, le premier est employé par une agence de prestation de service, Marianne International, quand la seconde est fonctionnaire au sein du Palais de la porte Dorée, avec les avantages qui vont avec.

C’est à ce « système » d’externalisation, de plus en plus répandu dans le secteur culturel, que le syndicat Sud Culture a décidé de s’attaquer. Ce mercredi 16 octobre au matin, quatre plaintes ont été envoyées aux procureurs de Paris et de Marseille contre quatre établissements culturels, dont trois parisiens (Le Louvre, Le Palais de la porte Dorée et la Bourse du Commerce) et un marseillais (le Mucem). Ces plaintes concernent aussi les trois « prestataires de services » opérant dans ces établissements, Marianne International, l’agence Penelope et Muséa.

Une main d’œuvre mise à disposition…

On nous donne comme consigne de ne pas dire qu’on est prestataire.

Les avocats de Sud ont relevé deux délits potentiels. En premier, le prêt illicite de main d’œuvre. La définition de ce délit, référencée dans le code du travail, est assez simple : « Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre est interdite. » « Or, on voit bien que dans ces situations, la seule chose mise à disposition des musées, c’est la main d’œuvre. Il n’y a aucune prestation de conseil, pas de mise à disposition de matériel. Le PDG de Marianne International s’en vante d’ailleurs : il est capable de mettre à disposition des salariés dès que les musées en ont le besoin », affirme Thibault Laforcade, un des avocats de Sud Culture qui a rédigé ces plaintes.

Les salariés interrogés confirment tous cette subordination totale à l’établissement culturel. « L’uniforme nous est fourni par le musée, le talkie-walkie aussi. On nous donne comme consigne de ne pas dire qu’on est prestataire. Et on reçoit nos ordres quotidiens du musée. Pas de l’agence », confie un salarié qui a aidé Sud à amasser suffisamment de preuves pour porter plainte. Le but lucratif de l’opération n’est lui, pas à prouver. Les prestataires de service facturent le coût de la main d’œuvre mise à disposition, auquel ils ajoutent une marge.

…sans avantage pour ces salariés

Le second délit soulevé est lié au premier. Sud Culture accuse les établissements culturels de faire, en recourant à des prestataires de service, du délit de marchandage. C’est à dire que cette mise à disposition de main d’œuvre cause, aux salariés, un préjudice. « On a remarqué que pour un même poste, les employés ne disposaient pas des mêmes avantages lorsqu’ils étaient internes au musée ou salariés du prestataire », explique Thibault Laforcade. L’avocat bordelais cite plusieurs exemples. Selon lui, au Louvre, un salarié de Muséa – le prestataire – bénéficie d’une pause quotidienne d’une heure, non rémunérée. Quand un salarié interne au musée a le droit à 2h30 de pause, étalée sur la journée, rémunérée. Ou, encore, la rémunération d’un salarié externe – qui dépasse rarement le SMIC – peut être bien inférieure à un titulaire du musée, pour le même poste. « C’est fou », laisse-t-il échapper.

On nous demande juste de sourire et de bien porter nos uniformes.

Des conditions qui, forcément, nuisent à la qualité du service rendu. « Comment voulez-vous être la vitrine d’un musée si vous n’y appartenez pas ? » interroge Thibaud. « On ne nous donne pas les moyens de bien faire notre métier. Nous n’avons pas de formation sur les expositions, il y a des agents « volants » qui peuvent tourner entre plusieurs musées en une seule journée. Quand les visiteurs ont des questions, on est incapables de les orienter. On nous demande juste de sourire et de bien porter nos uniformes. »

Un système en plein développement

Interrogé par Politis, le Louvre assure ne disposer « d’aucune information concernant un quelconque dépôt de plainte sur le sujet » et explique que « quelle que soit l’issue donnée à cette hypothétique plainte, le musée du Louvre ne commente jamais une instruction en cours ». Même réponse du côté de la porte Dorée et de la Bourse du commerce. Les prestataires de service, eux, n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Depuis une bonne dizaine d’années, ce système s’est largement popularisé dans les établissements culturels, publics comme privés. D’année en année, les métiers externalisés s’élargissent. Nettoyage, sécurité, puis accueil, billetterie, médiation culturelle, voire guide-conférencier. À l’été 2023, Politis vous racontait comment le Palais de la porte Dorée avait ubérisé l’ensemble de ses guides.

Sur le même sujet : Au Palais de la Porte Dorée, les guides-conférenciers ubérisés

La riposte syndicale s’organise

On veut montrer que c’est un système global qui n’est pas du fait d’une méchante entreprise privée, mais bien de tout le secteur

Aurélien Piolot

C’est d’ailleurs, entre autres, la médiatisation de ce sujet qui a poussé Sud à se pencher sérieusement sur le sujet. « En discutant avec des collègues d’autres établissements, on s’est rendu compte qu’on assistait à une véritable ubérisation de la culture. Fin 2023, on a abordé l’externalisation d’un point de vue juridique. Et une fois qu’on a réussi à caractériser, pénalement, les faits, on a passé près d’un an à recueillir toutes les preuves nécessaires », raconte Aurélien Piolot, secrétaire nationale de Sud Culture. Pour cela, de nombreux salariés des établissements concernés ont recueilli, méticuleusement, les preuves demandées.

Cette initiative, d’une ampleur inédite pour ce syndicat, vise avant tout à alerter sur ce que les salariés dénoncent comme un véritable « système d’exploitation ». En effet, jusqu’à présent, l’externalisation progressive de missions dans des établissements culturels donnait lieu, parfois, à des mouvements sociaux locaux. Ici à Villers-Cotterêts dans la Cité Internationale de la langue française, là au Mucem ou à la Philharmonie de Paris, des grèves ont été menées ces dernières années, sans enrayer la machine à externaliser.

Cette action coordonnée, concernant d’importants établissements français, publics, comme privés, est donc une manière de monter la lutte de plusieurs crans, en lui donnant une visibilité nationale. « On veut montrer que c’est un système global qui n’est pas du fait d’une méchante entreprise privée, mais bien de tout le secteur », souligne Aurélien Piolot.

Surtout, si les musées externalisent à tour de bras, ce n’est pas forcément une question économique. Au contraire. Même si le phénomène reste assez mal documenté, les rares études montrent qu’externaliser coûte souvent, financièrement, plus cher, du fait de la marge prise par l’intermédiaire. Mais cela permet, aussi, de déléguer tout un nombre de sujets – voire de problèmes – liés aux ressources humaines, au mépris de la qualité des conditions de travail des employés.

Tout le monde y trouve son compte, sauf les salariés qui sont toujours plus précarisés.

Thibault Laforcade

L’expansion de ce phénomène vient aussi de la révision générale des politiques publiques (RGPP) qui oblige au non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite. « Avoir recours à de la main d’œuvre externe permet de contourner les plafonds d’emploi imposés par le ministère de tutelle », glisse Aurélien Piolot, montrant ainsi que la chaîne de responsabilité remonte jusqu’au sommet de l’État. « On nous demande d’être toujours plus ouverts, avec des horaires étendus, et on baisse les emplois. Voilà à quoi cela aboutit », poursuit-il.

Un système qui, pour Thibault Laforcade, arrange tout le monde, ou presque. « Personne n’a intérêt à le dénoncer, ni le ministère, ni les musées, ni les prestataires. Tout le monde y trouve son compte, sauf les salariés qui sont toujours plus précarisés. » S’ils sont poursuivis puis condamnés, les établissements culturels et les prestataires risquent plusieurs dizaines de milliers (voire centaines) de milliers d’euros. Surtout, cela pourrait mettre à mal ce système qui perdure depuis de longues années.

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