Boris Vallaud : « Le boulot de la gauche, c’est d’arrêter de ne parler que d’elle-même »

Le président du groupe socialiste appelle la gauche à faire de la politique à échelle humaine, à reprendre « la bagarre au plus près des vies réelles ». Pour contrer le RN et redonner du sens à sa famille politique.

Lucas Sarafian  • 23 octobre 2024 abonné·es
Boris Vallaud : « Le boulot de la gauche, c’est d’arrêter de ne parler que d’elle-même »
À Paris, le 17 octobre 2024.
© Maxime Sirvins

En Permanence, Boris Vallaud, éditions Odile Jacob, 160 pages, 15 euros.

Boris Vallaud est président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale depuis 2022. Durant la présidence de François Hollande, l’énarque de 49 ans, ancien proche d’Arnaud Montebourg, a été secrétaire général adjoint de l’Élysée. Député des Landes depuis 2017, il est un fervent défenseur de l’union des gauches.

La gauche a-t-elle arrêté d’écouter les Français ?

Boris Vallaud : La classe politique de manière générale donne le sentiment de ne parler que d’elle-même. Elle parle et je ne sais pas où sont les espaces où la politique écoute. Aujourd’hui, il faut tenter de répondre à cette question que les électeurs se posent à propos de leurs représentants : que savent-ils de nos vies ? Nous serions tous à cinq poignées de main du président de la République. Mais à combien de poignées de main est-il des Français ? C’est cette distance qu’il faut réduire pour comprendre les vies.

Dans votre livre, En permanence, vous faites des portraits d’habitants qui entrent dans votre permanence parlementaire de Saint-Sever (Landes). Mais ce texte ne reste pas au stade du constat, car ces gens racontent des problèmes que vivent un grand nombre de Français. N’est-ce pas un début de programme ?

C’est un journal de bord, une galerie de portraits sensibles et, en un sens, par ce qu’ils disent des vies vécues, ils sont politiques. J’ai essayé de m’arracher au brouillard de l’époque, à la tyrannie de l’immédiateté, pour revenir aux choses humaines sans lesquelles la politique manque de vérité et de sincérité. C’était aussi pour moi une façon de retrouver le sens de mon engagement en écoutant les Français dans ma circonscription.

J’y dépeins des vies à la fois singulières et universelles : elles appartiennent à celles et ceux qui me les livrent autant qu’elles ressemblent à beaucoup d’autres. Quand des gens viennent dans ma permanence, ils n’ont parfois même rien à me demander, ils viennent dire à leur député ce que c’est d’être chômeur, ce que c’est de galérer pour scolariser ses enfants en situation de handicap, ce que c’est que de rembourser 35 euros de trop-perçu quand on a une retraite agricole de quelques centaines d’euros.

La fraternité peut être le socle d’un nouveau récit de gauche.

Ces vies, je les raconte et j’en fais une sève pour l’action politique. J’ai vu à la fois les fractures et les colères qui traversent le pays, mais aussi le courage, la générosité, l’espoir et la volonté d’« être dans la vie ». Tous ces gens dont je fais le portrait sont, en quelque sorte, des porte-parole : ils disent quelque chose de leurs conditions d’existence autant que de leurs aspirations. Je n’ai pas voulu empiler les propositions, j’ai simplement vu se dessiner, en creux, un projet politique, celui d’une société réconciliée.

Quels sont les outils de cette réconciliation ?

Les services publics comme fabrique des égaux : l’école au premier chef avec l’impératif de grandir ensemble pour vivre ensemble, la culture aussi, car le projet de la gauche doit être social et culturel. Ce qui rassemble et ce qui permet de se rencontrer. Au fond, je veux mettre la question de la fraternité au centre d’un projet politique. La fraternité, c’est la reconnaissance de notre commune humanité.

Sur le même sujet : À gauche, face au RN, une nécessaire remise en question stratégique

C’est ce qui transcende les classes sociales et les histoires singulières. C’est le seul moyen de sortir les individus de l’isolement dans lequel la société libérale nous a plongés. La fraternité accomplie, c’est la société réconciliée qui mêle estime de soi, estime de l’autre, reconnaissance de la dignité de tous et de la place de chacun. La fraternité peut être le socle d’un nouveau récit de gauche.

Selon vous, la gauche est réduite à être la gauche « des gens qui vont bien ». Comment renouer le contact avec « le peuple » ?

Il y a quelques années, j’ai rencontré les travaillistes britanniques alors que je venais d’être élu député. Ed Miliband (ex-chef du Parti travailliste et aujourd’hui secrétaire d’État à la Sécurité énergétique dans le gouvernement de Keir Starmer, N.D.L.R.) me dit : « On est devenu la gauche du centre de ville de Londres. » J’en avais été saisi tant c’était la raison d’être même de la gauche qui était en cause. Mon livre propose une façon de faire autant qu’une façon d’être en politique.

Sur le même sujet : « Désormais tout commence »

Je n’ai pas trouvé d’autres moyens que de me placer à une poignée de main des Français, que de me plonger dans la vie des autres pour les écouter, les comprendre, sans jamais les juger, car trop souvent la politique est surchargée en morale, elle fait la morale, jugeant sans cesse de la façon dont les gens vivent, élèvent leurs enfants, mangent… Je ne cesse aussi de me poser la question de ce que « représenter » signifie, moi qui haut fonctionnaire, dois représenter les aides-soignantes de l’Ehpad comme les ouvriers de l’agroalimentaire et les paysans de ma circonscription.

L’annonce d’une nouvelle loi immigration est un grand mensonge fait aux Français.

Face à la progression de l’extrême droite, vous estimez qu’il faut que la gauche reprenne « la bataille des idées en chacun des points où le front est en train de céder »… 

Bien sûr qu’il faut reprendre la bagarre au plus près des vies réelles et ne laisser aucun sujet à la droite. Mais le boulot de la gauche, c’est également d’arrêter de ne parler que d’elle-même. Quand est-ce qu’on remplit les frigos ? Le vote pour le Rassemblement national peut avoir une raison raciste mais il s’explique aussi par un sentiment d’éloignement des services publics, le fait de ne pas vivre de son travail, le sentiment de domination d’une France sur une autre. Tout ça s’empile. Il faut retourner à la racine des choses, faire de la politique à échelle humaine.

Le Nouveau Front populaire (NFP), en tant qu’offre politique liée à la société civile, a incarné un espoir. Ce n’est pas qu’un cartel de partis qui fonctionne en vase clos. Comment poursuivre dans cette perspective ?

L’un des grands acquis du NFP a été l’implication de la société civile, cette gauche hors les murs. Il faut que les figures de cette société continuent de prendre parti et que les partis de gauche préservent ces liens. C’est un acquis à cultiver.

Le gouvernement de Michel Barnier a annoncé défendre une nouvelle loi immigration. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, François Héran cite une phrase de Victor Hugo : « La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion ; parce que tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. » Cette phrase résume parfaitement la situation actuelle : toute la droite jusqu’aux macronistes s’est rendue prisonnière de préjugés et de contre-vérités. Au fond, l’annonce d’une nouvelle loi immigration est un grand mensonge fait aux Français.

Sur le même sujet : Immigration, loi et diversion

Je ne reproche pas aux Français d’être préoccupés par la question migratoire, je reproche à ce gouvernement de cultiver les promesses mensongères faites de fausses solutions. Bruno Retailleau ne fait que flatter les instincts, son projet ne réglera rien. C’est la trentième loi en quarante ans, la précédente a été votée il y a dix mois. Cette annonce n’est rien d’autre qu’un gage donné au Rassemblement national. Ce texte va consolider cette alliance de connivence.

Que défendra la gauche ?

La gauche ne doit pas esquiver ce sujet. Trois idées simples : le respect de l’ordre républicain pour remettre en bon ordre le grand bazar de la politique migratoire actuelle, la régularisation par le travail pour sortir de l’hypocrisie, et la reconnaissance de la dignité de ces travailleurs en défendant une politique d’intégration et d’inclusion conforme à l’idée qu’on se fait de la République.

Boris Vallaud
« Si ce sont ceux qu’on a applaudis à 20 heures qui passent à la caisse aujourd’hui, on n’est pas d’accord. » (Photo : Maxime Sirvins.)

La politique migratoire, enfin, ne doit plus se penser étroitement à l’échelle de la nation mais comme un phénomène mondial, et nous devons refuser que le gouvernement sous-traite dans une immense brutalité la question migratoire à d’autres pays. Ces réponses de gauche sont plus opérantes que la litanie de mesures démagogiques du gouvernement.

Le budget est arrivé au Parlement la semaine dernière. Espérez-vous pouvoir faire céder le gouvernement et voter un budget « NFP-compatible » ?

Le vote de la première partie du budget a montré qu’un budget plus juste était possible, en exonérant d’effort les classes populaires et moyennes et en mettant davantage à contribution les plus aisés. Mais ce budget plus juste n’a pas de majorité : la gauche a été seule à voter en faveur de cette justice fiscale, la droite l’a repoussée.

Sur le même sujet : Les 10 scandales du budget Barnier

En commission des finances, ponctuellement, pourtant, des majorités se sont dessinées avec le Modem, par exemple autour de la pérennisation de l’effort demandé aux ultra-riches. On était favorable au « quoi qu’il en coûte », mais on ne veut pas qu’il n’en coûte désormais qu’à ceux qui n’ont que leur travail pour vivre. Si ce sont ceux qu’on a applaudis à 20 heures qui passent à la caisse aujourd’hui, on n’est pas d’accord.

Cyrielle Chatelain, présidente du groupe Écologiste et Social, a adressé une lettre aux présidents des groupes du NFP appelant, au fond, à la création d’un intergroupes. Que lui répondez-vous ?

Il n’y a pas d’intergroupes. C’est un choix : je tire les conclusions de ce qui n’a pas fonctionné durant la précédente législature. Mais je constate aussi que les quatre groupes du NFP travaillent plutôt bien : nous sommes majoritaires au bureau de l’Assemblée, nous avons la présidence de la délégation aux collectivités territoriales, nous avons trois présidences de commissions, nous avons défendu une motion de censure ensemble, nous avons fait des propositions fiscales communes, nous avons voté ensemble la première partie du projet de loi de finances…

Il y a de la radicalité dans tout ce qui a été mis en œuvre par le Front populaire en 1936.

Comment maintenir l’unité des gauches en vue de la présidentielle ou de nouvelles législatives en cas de dissolution ?

Le chemin est encore à trouver. Je défends une France réconciliée, je souhaite donc de l’apaisement. Les Français attendent que nous nous emparions de nombreux sujets. J’aimerais que le principal débat ne soit pas le commentaire des invectives mais la mobilisation pour la vie des gens. Il faut travailler sur le fond et s’attaquer aux sujets les plus difficiles. Si la gauche donne le sentiment de ne s’intéresser qu’à l’accessoire, de s’être fracturée elle-même, d’avoir fracturé le pays, d’avoir été incapable de ramener des victoires à la maison, on aura déçu.

Sur le même sujet : Face au gouvernement Barnier, l’avenir assombri du Nouveau Front populaire

Comment construire la plus grande gauche ? Le NFP est plus grand que la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes), mais on voit bien que ce que nous avons à construire doit être encore plus large. Je suis président du groupe socialiste, j’aspire dans cette perspective à ce que ce groupe prenne une place importante dans l’union des gauches.

Faut-il remettre en cause le taux de radicalité de la gauche, comme le défend Raphaël Glucksmann qui souhaite réanimer la social-démocratie ?

Chacun essaie de se définir par un qualificatif. Certains s’identifient comme étant les défenseurs de la gauche radicale, d’autres préfèrent l’adjectif « réformiste ». Certains se disent sociaux-démocrates. Il y a un qualificatif qui dit exactement ce que je suis : socialiste. Je veux abattre toutes les frontières invisibles qui s’opposent à la fraternité humaine, qu’elles soient économiques, sociales, culturelles ou de genre. On peut être radical et réformiste. Léon Blum l’a été. Il y a de la radicalité dans tout ce qui a été mis en œuvre par le Front populaire en 1936.

Boris Vallaud
« Le pouvoir est désormais au Palais-Bourbon. À nous de ramener des victoires à la maison ! » (Photo : Maxime Sirvins.)

Il faut retrouver une envie de rupture, comme l’a cherché François Mitterrand. Aujourd’hui, avec quoi voulons-nous rompre ? Avec un monde devenu invivable du fait des inégalités et inhabitable du fait du réchauffement climatique. Peut-être existe-t-il une ligne stratégique réformiste et radicale. Réformiste dans la méthode. Radicale dans les propositions que nous devons porter pour répondre aux urgences du pays. C’est ce que je souhaite porter.

Le congrès du Parti socialiste (PS) se tiendra en début d’année 2025. Certains appellent à la « refondation » du parti. D’autres, comme François Hollande, souhaitent un renouvellement à la tête du PS. Comment vous positionnez-vous ?

Il y a du débat démocratique dans le Parti socialiste, c’est une force, tous les partis n’ont pas cette démocratie interne. J’ai une conviction : la force du PS réside dans son unité. Mais l’unité, ça ne veut pas dire l’uniformité. Je souhaite que ce congrès soit le congrès de la réconciliation, qui donne de la force aux socialistes et donc à l’union de la gauche.

Faites-vous toujours campagne derrière Lucie Castets ? 

Lucie Castets a été remarquable dans son engagement. Je sais qu’elle a des choix à faire pour la suite. Elle a considéré que les conditions n’étaient pas réunies pour se présenter à la législative partielle en Isère, mais je sais qu’elle est désireuse de consolider le lien entre le NFP et la société civile. Dans tous les cas, nous avons besoin de toutes les forces à gauche.

Sur le même sujet : Olivier Faure tente de tenir les murs de la vieille maison socialiste

Du côté parlementaire, une séquence politique s’impose à nous : nous devons faire face à ce gouvernement que nous ne soutenons pas et qui trahit le front républicain, nous avons l’obligation de construire des majorités texte par texte et d’être utiles aux Françaises et aux Français. Le pouvoir est désormais au Palais-Bourbon. À nous de ramener des victoires à la maison !

Pour aller plus loin…

Véronique, mère de Rémi Fraisse : « L’État n’a pas tiré de leçons de la mort de mon fils »
Rémi Fraisse 16 octobre 2024 abonné·es

Véronique, mère de Rémi Fraisse : « L’État n’a pas tiré de leçons de la mort de mon fils »

Quasiment dix ans de silence, de batailles face aux mensonges de l’État et à l’impunité des forces de l’ordre après le drame de Sivens. Véronique témoigne aujourd’hui avec franchise et pudeur pour rétablir les faits et ouvrir les yeux sur la répression qui frappe les luttes écologistes.
Par Vanina Delmas
Gisèle Sapiro : « Les œuvres ne suffisent pas à fonder la réputation mondiale d’un auteur »
Entretien 9 octobre 2024 abonné·es

Gisèle Sapiro : « Les œuvres ne suffisent pas à fonder la réputation mondiale d’un auteur »

La sociologue de la littérature analyse les rouages de la consécration transnationale des auteurs admis au rang de classiques reconnus. Elle étudie pour cela le rôle des « intermédiaires »  comme les éditeurs, traducteurs, préfaciers, prix littéraires…
Par Olivier Doubre
Enzo Traverso : « Le concept de génocide à Gaza apparaît clairement justifié »
Entretien 2 octobre 2024 abonné·es

Enzo Traverso : « Le concept de génocide à Gaza apparaît clairement justifié »

Auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le nazisme, l’antisémitisme ou « la guerre civile européenne de 1914 à 1945 », l’historien s’interroge dans son nouvel essai sur la signification – et les supposées justifications – de la violence israélienne contre Gaza et les Palestiniens aujourd’hui.
Par Olivier Doubre
Juliette Rousseau : « J’essaye de détricoter les mythes de la ruralité »
Entretien 25 septembre 2024 abonné·es

Juliette Rousseau : « J’essaye de détricoter les mythes de la ruralité »

Comment porter une parole sensible, de gauche et féministe dans un milieu rural d’apparence hostile ? L’autrice de Péquenaude utilise sa plume tantôt douce, tantôt incisive pour raconter sa campagne bretonne natale, où elle est retournée vivre, en liant les violences sociales, patriarcales et écologiques.
Par Vanina Delmas