À Hénin-Beaumont, la municipalité RN fait main basse sur le théâtre
L’Escapade, lieu culturel emblématique et incontournable de la municipalité du Pas-de-Calais, vit une crise sans précédent. Tous les artistes programmés depuis la rentrée ont refusé de jouer et se sont mis en grève pour protester contre la stratégie de la ville.
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Le laboratoire de la dédiabolisation du Rassemblement national : bienvenue à Hénin-Beaumont, niché entre Lens et Douai, à la frontière entre le Nord et le Pas-de-Calais, le ciel et les terrils comme seul horizon. En dix ans, cette commune d’un peu plus de 25 000 âmes est devenue le fief de Marine Le Pen, qui y a battu Jean-Luc Mélenchon aux élections législatives de 2012.
Depuis, Hénin-Beaumont représente, pour le RN, l’image de sa notabilisation. Respectable, en capacité de gouverner. En un mot, dédiabolisé. Il n’est donc pas si étonnant que L’Escapade, centre culturel historique de la ville, proposant une programmation théâtrale variée et ouverte, ait réussi – à peu près – à garder son indépendance pendant dix ans.
Las, le conflit est désormais béant. Depuis la rentrée scolaire, toutes les compagnies programmées ont décidé de se mettre en grève. « On refuse que le RN applique sa stratégie discrètement sans qu’on se fasse entendre », explique Camille Candelier, directrice artistique du collectif L’Intruse, qui devait jouer à l’Escapade début octobre. « Discrètement », « insidieusement » : deux adjectifs qui reviennent sans cesse lorsqu’on parle de L’Escapade. Car, dans ce conflit, ni censure ni coup d’éclat. Plutôt une stratégie de pourrissement et d’enlisement savamment menée par la mairie, dirigée depuis 2014 par Steeve Briois.
Revenons quelques années en arrière. Fin 2020, Jean-Yves Coffre est nommé directeur du théâtre. Il prend la place de Bruno Lajara, fatigué par trois ans de direction. « J’étais émoussé, le RN use les gens nerveusement et sait se trouver des alliés pour asseoir son pouvoir. On est soit avec eux, soit contre eux », confiait-il en septembre dernier à nos confrères de Télérama.
Le RN use les gens nerveusement et sait se trouver des alliés pour asseoir son pouvoir.
B. Lajara
Quelques semaines après son arrivée, le nouveau directeur est rapidement mis dans le bain. Il s’aperçoit que le président de l’association qui gère l’Escapade, Jean-Luc Dubroecq, a signé sans le prévenir une nouvelle convention avec la mairie. Celle-ci prévoit que la municipalité peut, quand elle le souhaite, demander la mise à disposition du théâtre sous quinze jours. « Il y avait aussi des nouveautés budgétaires : le théâtre devait désormais payer les fluides (électricité, eau, etc.) et le ménage. Cela représentait plus de 5 % du coût de fonctionnement du centre culturel et impliquait donc, forcément, de couper dans l’artistique », explique Jean-Yves Coffre.
Le directeur s’oppose alors fermement à cette évolution. « J’ai dit les choses clairement. Je ne pouvais pas travailler avec cette convention et je pouvais arrêter là. Ce n’était pas une menace, mais simplement factuel. Travailler sur un territoire comme le bassin minier est intéressant si on propose une offre culturelle de qualité avec une participation des habitants au projet artistique. Si ce n’est pas possible, ça ne sert à rien », souligne-t-il. Il négocie et obtient alors gain de cause.
Un climat de plus en plus tendu
Pendant deux ans, le théâtre tourne plutôt bien. Même si l’arrivée d’un nouveau directeur des affaires culturelles à la mairie, fin 2022, commence à tendre les relations. « Le dialogue avec la mairie devenait de plus en plus compliqué », se rappelle un ancien salarié de l’Escapade, qui préfère rester anonyme. La tension grimpe, de semaine en semaine, jusqu’au printemps 2023. Là, du jour au lendemain, Mariola Gora, alors programmatrice jeune public et responsable de la communication de l’Escapade, est mutée « dans l’intérêt du service » au service de l’état civil de la mairie.
Si, officiellement, aucune raison n’est avancée pour expliquer cette mutation soudaine, un événement aurait déclenché l’ire de la municipalité. « Mariola organisait un événement pour former des jeunes ambassadeurs du Pass culture dans leur collège. Le sous-préfet est venu, la mairie aussi. Mais celle-ci a reproché à Mariola de ne pas l’avoir invitée. L’équipe du maire a trouvé ça inadmissible et juré que ça n’en resterait pas là », rapporte Jean-Yves Coffre. Une version confirmée par un témoin de la scène.
Mariola Gora est appréciée et respectée pour son professionnalisme, et sa mutation passe mal. « C’est vraiment à partir de là qu’on a commencé à sentir le vent tourner. La manière dont ils l’ont mise dehors nous a vraiment inquiétés », souffle Adeline Fleur Baude, comédienne et metteuse en scène, habituée des planches de l’Escapade, en grève jeudi dernier pour ce qui aurait dû être la première de son nouveau spectacle.
Le vent, en effet, a tourné. Dans ce contexte tendu, la mairie nomme, sans consulter le directeur du théâtre, deux nouvelles personnes à l’Escapade : un régisseur et une chargée de communication dont les compétences sont vite remises en cause par le directeur. « Elles ne répondaient absolument pas à ce dont le lieu avait besoin », assume Jean-Yves Coffre.
La municipalité place des ‘taupes’ dans chaque service pour avoir des yeux et des oreilles partout.
« Il a accueilli froidement ces deux salariés, mais sur le fond il n’avait pas tort. Comment faire quand on se voit privé des personnes avec qui on travaille bien et qu’on se fait imposer, sans concertation aucune, des gens dont on ne veut pas et dont les compétences ne répondent pas aux attentes ? », note François Tar, ancien programmateur jeune public et membre du CA de l’association, poste dont il a démissionné il y a quelques jours au vu de la situation.
De l’avis de plusieurs interlocuteurs, ces personnes ont été consciencieusement choisies par la mairie pour leur proximité idéologique avec le RN. « C’est comme cela que ça se passe à Hénin-Beaumont. Insidieusement, la municipalité place des ‘taupes’ dans chaque service pour avoir des yeux et des oreilles partout », raconte une agente municipale. Contactée, la mairie n’a pas répondu à notre sollicitation.
Ambiance explosive
La saison 2023-2024 devient alors un fiasco. Sans communication ou presque sur la programmation, la salle se vide progressivement. L’ambiance se tend toujours plus entre le directeur et le président, Jean-Luc Dubroecq. Comme début 2021, celui-ci signe en catimini, sans en informer ni le CA ni le directeur du théâtre, une nouvelle convention avec la mairie début 2024. On peut y lire ceci : « La commune pourra mettre fin à l’occupation [du bâtiment] à l’expiration d’un délai de 60 jours suivant l’envoi d’une lettre recommandée avec avis de réception dans le cas où elle décide de réaffecter le lieu à un usage culturel sous gestion municipale. »
Une nouvelle tentative de reprise en main qui fracture définitivement l’association. Lors de l’AG de fin de saison, Jean-Yves Coffre convie les compagnies programmées, qui font part, dans une ambiance explosive, de leurs inquiétudes vis-à-vis de cette nouvelle convention et du tournant que prend l’Escapade. Quelques jours plus tard, le président de l’association, soutenu par la mairie, demande le licenciement de M. Coffre. Les deux agents municipaux placés quelques mois plus tôt par la mairie ont porté plainte pour harcèlement moral.
Le bureau de l’association refuse le licenciement. La guerre est déclarée. « L’Escapade […] est victime d’une tentative de renversement provenant d’une minorité de personnes […] dont la volonté est de transformer l’association en arme de propagande politique, […] évidemment avec pour objectif de fournir une force d’appoint à l’opposition d’extrême gauche menée par Marine Tondelier », écrit par exemple dans le bulletin municipal Christopher Szcuzurek, sénateur RN du Pas-de-Calais et ancien adjoint à la culture de la ville. Le titre du billet, lui, est encore moins équivoque : « Jean-Luc [le prénom du président de l’association, NDLR] contre les salauds ». Ambiance.
Depuis, Jean-Yves Coffre est en arrêt maladie, de nombreux salariés de l’Escapade sont partis et l’ensemble des compagnies programmées se sont regroupées dans un collectif soutenu par la CGT Spectacle. « On essaie de parler avec le président, mais celui-ci refuse tout dialogue », assure Maxime Séchaud, secrétaire général adjoint de la CGT spectacle, qui coordonne la lutte.
Le RN va passer pour le chevalier blanc en ‘sauvant’ le lieu. Et on va passer de Brecht à Chouchou.
F. Tar
Contacté, Jean-Luc Dubroecq n’a pas répondu à Politis. « On déploie une énergie colossale depuis quelques semaines pour faire comprendre l’importance de lutter pour l’Escapade et de refuser de jouer dans ces conditions-là », glisse Camille Candelier. « Faire grève, c’est très douloureux. C’est la première fois de ma carrière que je refuse de jouer mon spectacle », regrette Adeline Fleur Baude.
En attendant un dénouement dont on a du mal à imaginer qu’il soit positif, la mairie a déjà commencé sa reprise en main du lieu. La semaine dernière, elle a organisé une représentation sur les planches du théâtre. Un événement sur lequel elle s’est fièrement empressée de communiquer : « Salle comble et applaudissements fournis à l’Escapade. […] Lorsque la programmation est faite de manière intelligente, le public est au rendez-vous. » De quoi exaspérer François Tar, qui conclut : « Le RN va passer pour le chevalier blanc en ‘sauvant’ le lieu. Et on va passer de Brecht à Chouchou. »