Au procès du FN-RN, Marine Le Pen se met en scène

Après de vaines tentatives des avocats du FN-RN pour entraver le procès de ces assistants parlementaires, Marine Le Pen a présenté aux juges une défense très politique. Résumé des trois premières audiences d’un procès-fleuve.

Michel Soudais  • 4 octobre 2024 abonné·es
Au procès du FN-RN, Marine Le Pen se met en scène
Marine Le Pen, au palais de justice de Paris, le 30 septembre 2024.
© Alain JOCARD / AFP

Il est 20 h 47 quand Marine Le Pen prend la parole au troisième jour du procès des assistants parlementaires européens du Front national (FN). Tout l’après-midi, au premier rang des prévenus, l’ex-présidente du Rassemblement national (RN, le nouveau nom du FN depuis 2018) a assisté sans mot dire à un rappel des faits par la magistrate Bénédicte de Perthuis, qui préside la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris.

Un long rapport de synthèse qui expose les raisons pour lesquelles le RN, Marine Le Pen et 24 ex-députés européens, anciens assistants parlementaires et collaborateurs (1) comparaissent pour détournement de fonds publics, recel ou complicité de ce délit.

1

Les renvois de Jean-Marie Le Pen, 96 ans, et Jean-François Jalkh, 67 ans, ont été disjoints au procès en raison de leur état de santé. Le premier a été placé en février 2024 « sous régime de protection juridique » à la demande de sa famille, à la suite de la baisse de ses facultés. Le second, victime d’un accident vasculaire cérébral, est paralysé et ne peut plus parler.

Ce 3 octobre, les manœuvres dilatoires des avocats de la défense qui ont tenté, aux deux premières audiences, d’obtenir un renvoi du procès ont échoué. Elles ont toutefois contredit la sérénité affichée dans les médias par Marine Le Pen et les dirigeants du RN à l’ouverture de ce procès-fleuve, prévu pour durer jusqu’au 27 novembre à raison de trois après-midi par semaine.

Tentatives infructueuses de renvoi

Lundi, le tribunal a rejeté la « question prioritaire de constitutionnalité » plaidée par Me Laurent de Caunes. L’avocat de Marie-Christine Boutonnet, ex-députée européenne, contestait que l’article 432-15 du code pénal, sur lequel sont fondées les poursuites, s’applique à des députés. Or cette question juridique a déjà été tranchée lors de l’affaire Fillon.

Me Rodolphe Bosselut, avocat de Marine Le Pen, a ensuite soulevé une question préjudicielle en demandant au tribunal de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur les règlements européens, qui auraient pour conséquences d’imposer aux parlementaires un « mandat impératif » interdit en France et en Europe.

Cette demande rejetée, le tribunal n’émettant « aucun doute quant aux décisions déjà rendues » par l’Europe, Me Bosselut a soulevé mardi des exceptions de nullité. L’instruction aurait été, selon lui, menée uniquement à charge contre Marine Le Pen puisqu’un seul élément à décharge a été retenu, élément réduit à néant par l’ordonnance de renvoi, compromettant l’équilibre des droits des parties. Pour éviter un renvoi du procès, le tribunal accepte de joindre ses arguments aux débats sur le fond.

L’avocat de Bruno Gollnisch, Me Nicolay Fakiroff, a ensuite demandé au tribunal de constater que les faits seraient prescrits. Une requête longuement appuyée par plusieurs défenseurs. Mais déjà rejetée en amont du procès par la cour d’appel de Paris, à six reprises. Ce que n’ont pas manqué de rappeler Me Patrick Maisonneuve, avocat du Parlement européen, partie civile, et le parquet, pour qui « seuls sont prescrits les faits avant le 25 mars 2003 ».

Un détournement de fonds conséquent…

Au troisième jour, le procès peut enfin entrer dans le vif du sujet avec le rappel par la présidente des origines de l’instruction, de la chronologie des perquisitions, gardes à vue et auditions, des faits découverts et des mises en examen consécutives, mais également de l’abandon des poursuites contre quelques personnes. Attentive, Marine Le Pen, entourée de Nicolas Crochet, expert-comptable également jugé, et de Bruno Gollnisch, prend des notes avec un Bic quatre couleurs sur des petits dossiers qu’elle revisite de temps à autre. Fait la moue à certaines évocations, manifeste sa réprobation par des hochements de tête, se lève à plusieurs reprises pour échanger avec son avocat, s’indigne à l’évocation d’un « système ».

47 % des détournements sont le fait de Jean-Marie et Marine Le Pen.

La présidente

Quand, pour apprécier « la matérialité de sa saisine », la présidente s’emploie à « chiffrer » sur des tableaux projetés les « détournements visés par la prévention » – c’est-à-dire l’énumération des faits listés dans l’ordonnance de renvoi – l’agitation des rangs de la défense traduit leur effarement. S’affichent en effet les sommes supposées détournées par les députés européens de 2004 à 2016 : « Marine Le Pen 474 K€, Jean-Marie Le Pen 513 K€, Fernand Le Rachinel 815 K€, Bruno Gollnisch 1 041 K€… » Puis, comme en regard, celles attribuables aux assistants parlementaires poursuivis. Pour les 27 prévenus, le total est de 3,213 millions d’euros.

Les esprits s’échauffent quand, pour évaluer le recel imputé au FN, personne morale, la présidente ajoute à ce chiffre le montant de contrats d’assistants parlementaires qui n’ont pas été individuellement poursuivis pour arriver à la somme de 4,505 millions d’euros. Et en établir ce qui serait de la responsabilité de Marine Le Pen et son père lorsqu’ils avaient la présidence du mouvement. Pour Marine Le Pen l’addition grimpe alors à 792 K€ et 1 342 K€ pour son père. « 47 % des détournements sont le fait de Jean-Marie et Marine Le Pen », précise la présidente qui doit défendre son chiffrage face aux assauts des défenseurs.

…difficile à évaluer précisément

« Le tribunal a eu beaucoup de mal à retrouver une évaluation des contrats », concède-t-elle. À un avocat qui estime problématique d’intégrer les sommes imputables aux eurodéputés Jean-Marie Le Pen et Jean-François Jalkh, disjoints au procès, pour évaluer le préjudice dont le RN serait coupable, elle réplique avoir voulu mettre le chiffrage du tribunal « dans le débat pour éviter que ce soit dans le secret du délibéré ». Me Rodolphe Bosselut s’étonne « que la personne morale [ait] à répondre de personnes qui n’ont pas été poursuivies ». Il conteste « cet élément nouveau sur le périmètre des poursuites ».

Un peu plus tard, il avance que « les contrats non poursuivis qui étaient dans la prévention ont fait l’objet d’un non-lieu implicite ». Ce que conteste fermement le parquet tout en concédant qu’« un contrat et un seul a fait l’objet d’un non-lieu explicite » et doit être sorti du chiffrage du tribunal. Un chiffrage calculé sur les salaires bruts ou nets que le représentant du Parlement européen, partie civile, annonce vouloir « valoriser » car il ne prend pas en compte « les cotisations sociales payées par le Parlement, sans parler des frais de mission ou autres ».

Nul parlementaire ne peut ignorer les règles

Si le chiffrage des détournements de fonds et du préjudice reste à affiner, cette fois le procès est bien lancé. À la barre, le directeur général des finances du Parlement européen, Didier Klethi, en poste depuis 2014, expose ce qui a conduit l’institution européenne à suspecter dès cette année-là « un système d’emplois fictifs par détournements de fonds » au profit du FN ; à saisir l’Office européen de lutte anti-fraude (Olaf) dont les investigations ont conduit le 9 mars 2015 Martin Schultz, le président du Parlement européen, à saisir la justice française. « Chaque député a droit à une assistance parlementaire, mais dans son règlement, le Parlement européen fixe les conditions d’exercice de ce droit », rappelle-t-il avant de détailler le coût global et individuel de cette assistance.

Mettre des assistants à la disposition du parti, c’est prohibé. C’est du détournement.

Didier Klethi

Questionné par la présidence, il détaille l’évolution des règlements en vigueur lors des trois législatures que couvre la prévention, et ce qui a changé avec l’instauration en 2009 d’un statut d’assistant parlementaire. Mais assure qu’il n’a jamais été permis qu’un assistant parlementaire puisse « sur son temps de travail pour le député, concourir à l’activité de son parti ». « Mettre des assistants à la disposition du parti, c’est prohibé. C’est du détournement », insiste-t-il. « Les règles sont exposées aux députés, qui ne peuvent les ignorer », martèle-t-il en évoquant les réunions d’information organisées en début de mandat.

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Soumis aux assauts des robes noires qui multiplient les questions sur ces règles, à la recherche d’imprécisions ou de failles qui profiteraient à leurs clients, le haut fonctionnaire répond clairement et longuement. Tout juste est-il embarrassé quand il est interrogé sur l’absence de suites données à une enquête de l’Olaf révélant qu’un des assistants de Martin Schulz était en même temps directeur d’une agence de voyages du SPD. À l’avocat d’un assistant parlementaire qui brandissait le contrat de son client dépourvu de toute mention de ces interdictions, il précise que « c’est à l’employeur [en l’occurrence le député] de le mettre au courant ». Non sans ajouter que toutes les informations figurent sur le site du Parlement pour les députés et assistants. Encore faut-il y travailler…

Un règlement de compte politique ?

Quand Marine Le Pen prend la suite des avocats de la défense, il est déjà tard. Les bancs du public se sont vidés. Mais l’ex-présidente du Rassemblement national tient à livrer au tribunal des « éléments de contexte ». Moins pour elle-même – trois audiences sont prévues dans une dizaine de jours pour l’entendre avec ses assistants – qu’au nom du parti qu’elle représente à cette barre. « Il y a énormément d’a priori et d’idées préconçues dans ce dossier », attaque-t-elle, ses notes posées sur le pupitre. « Elles ont été fabriquées par la partie civile » et « adoptées par la juge d’instruction », poursuit-elle en annonçant son intention d’en faire justice.

La direction du Parlement européen n’est pas neutre, c’est une direction politique. 

M. le Pen

Première idée à déconstruire : « La direction du Parlement européen n’est pas neutre, c’est une direction politique. » Martin Schultz, son président, qui a porté l’affaire devant la justice française dans un courrier à Christiane Taubira, garde des Sceaux, est un socialiste qui « a eu des responsabilités politiques éminentes » en Allemagne. « Si l’administration est neutre, sa direction ne l’est pas » non plus puisque « son chef a eu des responsabilités au sein du groupe CDU du Parlement européen », affirme-t-elle.

Le sous-entendu est limpide : ce procès trouverait son origine dans un règlement de compte politique. Motivé par le fait que son parti est « la bête noire du Parlement européen ». Ce qui « serait assez malhonnête de ne pas reconnaître ». « L’idée qu’il puisse y avoir des députés qui s’opposent à cette construction européenne dérange », lâche-t-elle.

Quand 24 élus frontistes arrivent au Parlement en 2014, date où commencent les suspicions du Parlement, « nous étions trois à connaître le fonctionnement du Parlement, où le règlement intérieur fait 150 pages et les règlements des commissions autant… », rappelle-t-elle pour excuser des « manquements administratifs » touchant également les deux législatures précédentes. Ses députés, assure-t-elle contre Didier Klethi, ne sont « pas tout à fait traités comme les autres », en citant des poursuites qui auraient dû être engagées contre Martin Schultz et Podemos. C’est vite oublier que le MoDem et ses dirigeants, très proeuropéens, ont comparu devant le même tribunal pour les mêmes raisons et y ont été condamnés.

Le « système » en question

Marine Le Pen récuse ensuite l’idée que les difficultés financières du FN aient motivé l’embauche par le Parlement européen d’assistants fictifs pour « soulager la masse salariale » du parti. Elle assure que « sur l’ensemble du délai de prévention » seuls deux salariés du FN, dont un CDD, auraient été embauchés comme assistants parlementaires. Elle avance surtout pour preuve que « le FN comptait 58 salariés en 2012, 67 en 2015 et 95 en 2016 ». Quant à ses dépenses de personnel, elles sont passées entre 2013 et 2017 de 2 013 678 euros à 4 616 182 euros, déclare-t-elle, y voyant le signe d’« un mouvement en pleine ascension qui doit faire les investissements nécessaires ».

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Toutefois l’argument ne répond pas au fait que des assistants parlementaires affectés à un député européen aient travaillé au siège du parti à des fonctions sans rapport avec les activités parlementaires, ce qui est au cœur de l’accusation. Et constitue une pratique établie dès 1989 quand des cadres dirigeants, à l’instar du secrétaire général du FN, étaient rémunérés par des fonds européens.

L’excuse de minorité

Marine Le Pen assure enfin que les assistants parlementaires européens de son parti ont été contraints de faire de la politique en raison de l’ostracisation de leurs députés dans le Parlement. « Le travail de député européen, ce n’est pas qu’un travail législatif. Encore plus quand vous êtes dans l’opposition et n’avez pas de groupe », explique-t-elle. Ce qui était le cas de juillet 2014 jusqu’en février 2015, date à laquelle les 24 élus du FN ont enfin trouvé des élus de six autres nationalités désireux de former avec eux le groupe Europe des nations et des libertés (ENL). Mais des députés toujours privés de places dans les organes du Parlement du fait d’un « cordon sanitaire ».

« Dans ce cas, poursuit-elle, le travail législatif se réduit beaucoup. Du coup on fait de la politique, pour faire en sorte d’arriver la prochaine fois tellement plus nombreux qu’on puisse s’imposer. On fait passer nos idées, on parle des dérives de l’Union européenne. » Pour cela, selon ses déclarations à la barre du tribunal, le FN pouvait compter au 31 décembre 2016 sur 83 assistants parlementaires locaux ou accrédités et 33 membres du staff du groupe ENL, soit près d’une vingtaine de permanents politiques de plus que n’en comptait son parti.

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« Nous ne sommes pas des fonctionnaires, nos assistants ne sont pas des fonctionnaires. Nous avons un mandat que nous tenons du peuple français », conclut-elle pour enfoncer le clou. « Il était important que vous ayez un autre son de cloche que celui de gens qui n’ont jamais fait de politique de leur vie. »

Lundi, en ouverture du procès, Marine Le Pen avait déclaré : « Je répondrai à l’intégralité des questions que le tribunal voudra bien me poser. » Son monologue politique d’une heure n’a pas suscité la moindre question du tribunal. Ni du parquet, ni de la partie civile. Une seule question de droit intéresse ce procès : les assistants parlementaires, rémunérés par le Parlement européen, dont le règlement prohibe de concourir à toute autre activité sur leur temps de travail, travaillaient-ils vraiment pour le Parlement, ou exclusivement pour le siège du FN, comme le soutient le parquet ?

Elle sera au centre de la dizaine d’auditions de députés européens accompagnés de leurs assistants parlementaires qui commencent lundi 7 octobre avec l’ex-eurodéputé Fernand Le Rachinel, Thierry Légier et Micheline Bruna, respectivement garde du corps historique et secrétaire particulière de Jean-Marie Le Pen.

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