À gauche, les grandes ambitions de Karim Bouamrane

Soutenu par les socialistes les plus anti-Mélenchon, le très en vogue maire de Saint-Ouen lance son propre mouvement ce 3 octobre, baptisé La France humaine et forte. Ses détracteurs pointent un homme politique sans base programmatique.

Lucas Sarafian  • 3 octobre 2024 abonnés
À gauche, les grandes ambitions de Karim Bouamrane
Karim Bouamrane, à l'université de la Sorbonne à Paris, le 26 octobre 2023.
© Thomas SAMSON / POOL / AFP

Quelle est la recette magique pour émerger sur la scène politique nationale ? Beaucoup d’ambitions. Et surtout, de l’opportunisme. Quelques semaines avant les Jeux olympiques et paralympiques, Karim Bouamrane, maire socialiste de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), n’est pas sous le feu des projecteurs. Pourtant, la ville qu’il dirige accueille un village des athlètes et a noué un jumelage avec le comité d’organisation brésilien.

Un seul remède : appeler la presse internationale. Mission réussie. L’édile fait la Une du New York Times, des portraits élogieux paraissent dans Die Welt et El Pais, il est cité dans le Guardian ou dans Der Spiegel. Joli coup de com. Maire charismatique d’une ville populaire dans l’un des départements les plus pauvres de France, Karim Bouamrane était un inconnu dans le théâtre politique national. En quelques jours, il en devient l’un des principaux acteurs.

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A partir de ce moment-là, il peut s’autoriser à rêver. Devenir premier ministre ? Et pourquoi pas ? Durant l’été, Emmanuel Macron cherche désespérément un nouveau locataire pour Matignon qui aurait le profil idéal pour diviser le Nouveau Front populaire (NFP). Le président du Conseil économique, social et environnemental (Cese), Thierry Beaudet, l’ex-premier ministre Bernard Cazeneuve, etc. Et si c’était lui ? Le nom de Karim Bouamrane circule, les sollicitations médiatiques se multiplient, il jure avoir été contacté par les équipes de l’Élysée.

À gauche, certains remettent ce storytelling en cause, avançant qu’Emmanuel Macron n’a jamais réellement pensé à lui pour être premier ministre. Mais Bouamrane profite de l’espace médiatique pour exposer sa ligne : le prochain gouvernement doit être à l’image du front républicain. Il se place en désaccord avec la stratégie portée par l’union des gauches qui ne veut pas entendre parler d’un gouvernement d’union nationale.

Il n’est finalement pas soutenu par le Parti socialiste (PS) et le NFP. Alors il met fin à la rumeur. Et ministre ? Bouamrane aurait décliné la proposition. Pas question d’entrer dans un gouvernement de droite qui tient debout uniquement grâce à la bienveillance du Rassemblement national (RN). Depuis, il jure soutenir Lucie Castets. Toutefois, il reste convaincu que la gauche, si elle veut vraiment gouverner, doit s’entendre avec d’autres forces politiques et accepter de faire des compromis.

On est systématiquement pris par des objectifs à court-terme au lieu d’être porté par un projet.

K. Bouamrane

« On est systématiquement pris par des objectifs à court-terme au lieu d’être porté par un projet. D’abord, la vision et la stratégie. Et ensuite, l’incarnation. Le vrai sujet, c’est n’est pas ‘est-ce qu’on va mettre Castets, Bouamrane ou Cazeneuve’. Le vrai sujet, c’est quelle vision on donne à notre pays », raconte à Politis Karim Bouamrane.

Récemment, il s’est rapproché de ceux qui, comme lui, ont plaidé pour que la gauche tourne le dos à la ligne insoumise du « tout le programme, rien que le programme », tous ceux qui rêvent aussi que le PS s’affranchisse du leadership de Jean-Luc Mélenchon et qui désirent donner un second souffle à la vieille social-démocratie. En septembre, il est invité à la rentrée politique de la présidente socialiste Carole Delga à Bram (Aude) et à celle du maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol.

Le 5 octobre, il débattra autour de la question du travail et des salaires avec l’ancien ministre macroniste Clément Beaune et la directrice générale d’Oxfam, Cécile Duflot, au raout de Raphaël Glucksmann à La Réole (Gironde).

Écurie présidentielle

Mais Karim Bouamrane, 51 ans, n’est pas vraiment du genre à se mettre dans la roue de quelqu’un d’autre. L’ancien chef d’entreprise spécialisé dans la cybersécurité qui a travaillé dans la Silicon Valley veut tracer son propre chemin. Et pour cela, il doit avoir sa propre écurie, appelée La France humaine et forte. Il devait lancer son petit mouvement avant l’été.

Ce sera chose faite finalement ce 3 octobre au soir, dans l’historique stade Bauer, près de la porte de Clignancourt, qui accueille les matchs à domicile du Red Star, club mythique promu en Ligue 2 cette saison. « Plus des mouvements se créeront, plus on sera en capacité de les rassembler et de les faire converger pour faire la passerelle avec le mouvement citoyen, plus on pourra retrouver le chemin de l’espoir », expose Karim Bouamrane.

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Certains l’imaginent être celui qui pourrait prendre la place d’Olivier Faure lors du prochain congrès du PS en début d’année prochaine. « Ce n’est pas sa préoccupation. Les querelles politiciennes l’intéressent peu, il ne veut pas rentrer dans la tambouille du parti. Mais je suppose que si on vient le chercher, il ne dira pas non », imagine l’ex-Premier secrétaire socialiste Jean-Christophe Cambadélis qui le propulse porte-parole du PS en 2016.

ll est dans l’air du temps : du côté de la France des gagneurs et du business.

P. Leclerc

« Il ne s’exprime jamais dans les instances du parti, ça me semblerait étonnant. Il faudrait qu’il pèse en interne », explique un membre du bureau national. Prendre le parti ? Très peu pour lui. Karim Bouamrane vise plus haut : « Est-ce qu’aujourd’hui on peut se donner les moyens de se retrouver avec tous ceux qui ont envie de contribuer à ce que la gauche de gouvernement, la gauche responsable, la gauche du réel prenne le pouvoir en 2027 ? » Objectif : la présidentielle.

Haro sur Mélenchon

Dans sa ville, la grandeur de ses ambitions passe mal. « Il faut que tout le monde redescende sur terre », dit un conseiller municipal. Au sein du NFP, ses prises de position n’ont pas non plus fait l’unanimité. « Il est dans l’air du temps : du côté de la France des gagneurs et du business, et pas du côté de la France fière d’être de culture et du monde populaire, lance Patrice Leclerc, maire communiste de la ville voisine de Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Bref, la gauche social-libérale qui a créé Macron. »

Car Bouamrane revendique « une relation pragmatique, factuelle, constructive avec les entreprises » et se targue d’avoir su attirer dans sa ville de grandes firmes, comme Alstom, Samsung, Bosch et Tesla. Tout en leur faisant signer une charte baptisée « À compétences égales, on embauche local », qui pousse les entreprises à donner la priorité aux audoniens dans les démarches de recrutement.

Attaquer notre mouvement, c’est renouer avec la gauche d’accompagnement qui nous a mené à Macron.

É. Coquerel

Mais les insoumis goûtent peu à aux critiques sur le mouvement mélenchoniste qu’il a pu émettre durant l’été. « En juillet, il expliquait qu’il n’y avait pas de vainqueur des législatives, il plaidait pour un gouvernement de front républicain sans expliquer quelles mesures il comptait reprendre dans le programme commun. Ce n’était pas la ligne de la gauche, considère Eric Coquerel, député La France insoumise (LFI) de la circonscription de Saint-Ouen. Et puis il est sur une critique de LFI. Attaquer notre mouvement, c’est renouer avec la gauche d’accompagnement qui nous a mené à Macron. »

Aujourd’hui, il reste à peu près sur le même credo : « Je ne vais pas me résoudre à ce qu’on soit, en 2027, dans une logique de duel entre deux extrêmes. Avec d’un côté, une candidate qui se nourrit d’une radicalité qui a comme bouc-émissaire des émigrés, des LGBT et des non-blancs. Et de l’autre, une gauche qui s’alimente aussi d’une radicalité, au service d’un candidat et pas d’un projet. Cette situation me pose problème. »

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Lui veut incarner le renouveau de la gauche de « gouvernement ». Traduction : il ne défendra pas la rupture que l’électorat de gauche attend depuis 2022. Pour LFI et les Écologistes, difficile de voir en Karim Bouamrane autre chose qu’un candidat à orientation centriste. Ses premiers soutiens en sont la preuve : dans les tribunes du stade Bauer se côtoieront ainsi l’acteur Roschdy Zem, la chroniqueuse télé Enora Malagré, mais aussi Jean-Christophe Cambadélis, Clément Beaune, Carole Delga, Raphaël Glucksmann, l’ancien président François Hollande, et le patron du Parti radical de gauche, Guillaume Lacroix.

Sécurité

Ses proches défendent un maire plus attiré par l’action que par les petites phrases. « Il sait de quoi il parle, ce n’est pas un politique de salon, contrairement aux grands donneurs de leçon au niveau national, lâche Nadège Azzaz, édile socialiste de Châtillon (Hauts-de-Seine). Il porte une vision de l’égalité républicaine, il souhaite que chaque enfant puisse s’accomplir. Pas de misérabilisme, pas de victimisation, il veut juste de l’égalité. »

La sécurité est la colonne vertébrale de l’idéal républicain. Il faut que la gauche se réapproprie ce sujet.

K. Bouamrane

Pour le maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, « il défend une gauche du réel, une gauche ambitieuse sur ses valeurs mais qui veut rester crédible, une gauche claire sur la République, la laïcité, une gauche moderne qui comprend les évolutions du monde du travail, une gauche qui sait que la sécurité est une question populaire ».

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Karim Bouamrane n’hésite pas à parler d’autorité, de civisme et de sécurité. Dès le début de son mandat en 2020, il augmente les effectifs de police municipale, se montre favorable à l’augmentation du nombre de caméras de vidéosurveillance et fait voter des textes contre les rodéos urbains et pour limiter la circulation des mineurs après 22 heures. Des mesures aux accents droitiers. « On est entré dans le piège de l’extrême droite en considérant que la sécurité est un sujet lié à l’immigration. La sécurité est liée à l’autorité, au civisme, à la qualité de vie. La sécurité est la colonne vertébrale de l’idéal républicain. Il faut que la gauche se réapproprie ce sujet. »

Il n’y a aucune base programmatique derrière Karim Bouamrane.

Karim Bouamrane souhaite aussi que la gauche porte une politique ambitieuse sur les services publics, le logement, le handicap, mais aussi les transports, élément clef pour réparer les grandes fractures sociales de la France, « qu’on soit au nord, au sud, à l’est, à l’ouest du pays ». Et surtout, il rêve de reconnecter la gauche à la « France d’en bas ». Karim Bouamrane a des slogans, sait faire de la communication. Mais pour le moment, aucun projet. Une succession de grands principes qui font sourire ses détracteurs. « Ce ne sont que de vagues idées. Il n’y a aucune base programmatique derrière Karim Bouamrane », juge un député de gauche. Tout reste à écrire.

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Lui demande : « Pourquoi on est de gauche ? Posez cette question. Avant, c’était pour combattre pour des libertés, pour un projet sociétal, pour lutter contre les injustices. Mais aujourd’hui on est incapable de porter un idéal. Pourquoi un jeune de 20, 25 ou 30 ans dirait ‘j’adhère à un parti de gauche’ ? Quel est le projet, la vision pour le pays ? » Face à ce gouvernement « sous tutelle du RN, porté par une technocratie aristocratique », Karim Bouamrane exhorte aujourd’hui la gauche à se préparer à gouverner. En attendant son tour.

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