L’éternel déni de la question coloniale

Pour les Israéliens, le 7-Octobre a été un drame épouvantable. Un acte de barbarie absolue. Mais pour Netanyahou et ses acolytes, c’est une aubaine.

Denis Sieffert  • 9 octobre 2024
Partager :
L’éternel déni de la question coloniale
Cérémonie de commémoration des victimes de l'attaque du 7-Octobre à Budapest, en Hongrie, le 7 octobre 2024.
© Attila KISBENEDEK / AFP

Étrange, cette journée de commémoration ! Tandis que l’on pleurait les victimes du 7-Octobre, assassinées par le Hamas, on tuait à foison des innocents à Gaza, à Beyrouth, en Cisjordanie. Par l’effet d’une effarante simultanéité, on produisait le malheur que l’on voulait conjurer. Chacun avait sa commémoration. Aux abords de Gaza, les rescapés des kibboutz martyres étaient plongés dans le chagrin et l’affliction. À Tel-Aviv et à Jérusalem, les parents des otages espéraient encore le retour des leurs, mais les uns par la guerre, et les autres par la paix.

Le travestissement en antisémitisme de toute révolte contre l’entreprise coloniale s’apparente à une escroquerie morale.

Tandis qu’à Paris, à l’appel du Crif, et en présence de la moitié du gouvernement, on était plus proches du meeting politique de droite que de l’hommage aux victimes. On a hué le nom de Macron parce que le président avait eu la timide audace de demander aux États-Unis (qu’il n’a jamais nommés) de cesser de livrer des armes. On a acclamé Barnier parce que les massacres de Gaza, les 41 000 morts, les 200 000 blessés, brûlés, défigurés, mutilés, c’est de la « légitime défense ». Et parce que les morts, c’est uniquement la faute du Hamas. Comme si le crime n’appartenait pas à celui qui a les moyens de le faire cesser.

Sur le même sujet : Israël : le tabou colonial

Dans un article de 1987, notre ami très regretté Ilan Halévy résumait l’histoire du sionisme « passé de l’innocence à la mauvaise foi » (1). Celui que l’on surnommait « le juif de la direction de l’OLP », qui avait l’art du mot juste, serait sans doute plus sévère aujourd’hui. L’ignorance des premiers pionniers découvrant l’existence des Arabes, ou s’étonnant que ceux-ci puissent avoir une revendication nationale, n’est plus permise depuis longtemps.

1

« Israël, l’histoire et les mythes », Revue d’études palestiniennes n° 29, automne 1988.

Le travestissement en antisémitisme de toute révolte contre l’entreprise coloniale s’apparente à une escroquerie morale. Ne reste plus que le cynisme. La guerre poursuit des buts inavouables. Ce sont hélas les plus extrémistes des colons qui disent la vérité quand ils célèbrent le 7-Octobre comme une fête. Avec eux, l’Israël de Netanyahou poursuit une entreprise d’épuration ethnique entamée en 1948.

Sur le même sujet : Netanyahou : le temps de l’impunité

Pour les Israéliens, le 7-Octobre a été un drame épouvantable. Un acte de barbarie absolue. Mais pour Netanyahou et ses acolytes, c’est une aubaine. À Paris, le président du Crif, Yonathan Arfi, leur vient en renfort en tentant de dissimuler les ressorts profonds et historiques des guerres israéliennes. Il dénonce les «fausses causalités» (2). Ni les révoltes en Palestine, ni les manifestations de solidarité à Paris n’ont à voir avec l’intensification du colonialisme. Elles n’ont qu’une seule cause : l’antisémitisme. Le drame, c’est que plus cette contre-vérité infuse dans les médias, et plus le fléau de l’antisémitisme se répand. Mais Yonathan Arfi insiste.

2

Le Monde des 6 et 7 octobre.

Mais Yonathan Arfi insiste. Pour lui, le moteur de l’antisémitisme «n’est pas l’indignation face aux difficiles images [sic] de Gaza ». Gaza n’est qu’une «justification fallacieuse». Israël est attaqué pour ce qu’il est, « l’État des juifs », jamais pour ce qu’il fait. Jamais il n’a fait donner ses bulldozers et ses chars en terres palestiniennes. Un film-document, magnifique et terrible, No Other Land, arrivera bientôt sur nos écrans (nous y reviendrons). Il montre avec une force inégalée la colonisation. Les politiques, les journalistes auront-ils le courage de voir la vérité en face ?

La nature coloniale du conflit fait toujours l’objet d’un déni obstiné. Elle est pourtant l’éléphant au milieu de la pièce. Eva Illouz, « sociologue des émotions », ne voit pas non plus le mastodonte quand elle estime que «le contexte», ce sont les viols des cessez-le-feu par le Hamas au cours des dernières années, et non le blocus qui asphyxie plus de deux millions de Gazaouis depuis dix-sept ans (3). «C’est cela le contexte», conclut fièrement Eva Illouz, pour qui «les deux camps sont victimes et bourreaux ». Et puis, Israël, dit-elle, est un «tout petit pays de la taille du New Jersey dans une vaste région largement hostile à la présence juive».

3

Débat Eva Illouz-Didier Fassin, Le Nouvel Obs du 3 octobre.

La sociologue a soixante-dix ans de retard. Elle feint d’ignorer qu’Israël a l’une des armées les plus puissantes au monde, forte de quelque deux cents ogives nucléaires, et alimentée en permanence par l’hyperpuissance américaine. Elle feint d’ignorer la royale indifférence des pays arabes à la cause palestinienne. Comme beaucoup d’intellectuels juifs, elle ne veut pas voir que le péril qui menace Israël vient de ses démons intérieurs, et de tous ceux qui justifient l’injustifiable.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don