Au Liban, les réfugiés syriens entre le marteau et l’enclume

Ils ont fui la Syrie en guerre pour le Liban. Aujourd’hui, 350 000 de ces réfugiés ont fait la route inverse pour échapper aux bombardements israéliens. D’autres choisissent de rester malgré les difficultés.

Hugo Lautissier  • 30 octobre 2024 abonné·es
Au Liban, les réfugiés syriens entre le marteau et l’enclume
Sur la place des Martyrs, au centre-ville de Beyrouth, un enfant joue sur le bitume au milieu des maigres possessions de ses parents.
© Hugo Lautissier

« Vous allez à Damas ? Je vous emmène au cratère ? » Au poste-frontière de Masnaa, à la frontière entre la Syrie et le Liban, c’est l’effervescence en cette matinée chaude de la mi-octobre. Les taxis se bousculent pour être les premiers à transporter les dizaines de familles qui affluent, traînant de lourdes valises et cabas, en direction de la frontière. Dans la nuit du 4 octobre, l’armée israélienne a mené deux frappes sur cet axe routier reliant les deux pays.

Le but : couper l’approvisionnement en armes qui transiteraient de l’Iran via la Syrie jusque dans les mains du Hezbollah. Depuis, c’est à pied que les Syriens du Liban doivent relier la partie indemne de la route, traversant le profond cratère creusé par le bombardement avant de rejoindre les bus qui les transporteront jusqu’au poste-frontière syrien.

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Khaled, 11 ans, peine dans les gravats du cratère. Il y a encore une semaine, il vivait dans la ville de Hermel dans la vallée de la Bekaa. Il y est né après que ses parents ont fui la guerre en Syrie, dès 2011. « Les bombardements étaient très forts vers Hermel, les avions israéliens frappaient sans s’arrêter », explique-t-il en mimant le bruit des détonations. «L’immeuble des ­voisins a été touché, alors on est partis. Comme on ne sait pas ce qui va se passer, on préfère partir à Damas en attendant », explique le garçon, qui fait la route avec ses deux frères plus âgés.

Comme Khaled, depuis le 23 septembre et le début de l’opération israélienne « Flèche du Nord » contre la milice chiite du Hezbollah, environ 350 000 des 1,5 million de réfugiés syriens au Liban ont pris le chemin du retour, d’après le Comité gouvernemental de gestion de crise libanaise. Du jamais-vu depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Nombre d’entre eux avaient trouvé refuge dans les régions qui sont aujourd’hui sous le feu de l’armée israélienne : la plaine de la Bekaa, à l’est, le Sud-Liban, dans les villes et villages frontaliers de l’État hébreu et la banlieue sud de Beyrouth.

Que ce soit la Syrie ou le Liban, ces deux pays sont morts pour moi.

Odai

Au poste-frontière, c’est un ballet incessant de réfugiés aux regards fatigués qui circulent entre le bureau des douanes et les changeurs de devises, sous l’œil impassible des militaires libanais. Odai s’apprête lui aussi à partir. Ce célibataire de 29 ans, originaire de Homs, a fui les combats dans sa ville natale il y a treize ans. «Les bombardements sont devenus plus violents dans la banlieue sud et ils ont commencé à frapper mon quartier, Choueifat. Tout l’appartement tremblait. Je me suis dit qu’il était temps de partir »,explique-t-il, l’air encore sous le choc.

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Une fois qu’il aura traversé la frontière, il compte rejoindre de la famille dans la ville de Soueïda. Mais Odai ne se fait aucune illusion, la situation en Syrie est loin d’être enviable entre la crise économique qui y sévit et les bombardements israéliens sur Damas. «Que ce soit la Syrie ou le Liban, ces deux pays sont morts pour moi », ajoute-t-il avec un geste de lassitude avant de prendre congé.

Un retour dangereux

On ne prend pas la décision de rentrer en Syrie à la légère. Dans un rapport de septembre 2021, Amnesty International recensait la liste des violations des droits humains commises par les services de renseignement syriens contre 66 personnes revenues au pays, dont 13 enfants.

Les réfugiés avaient été soumis à des détentions arbitraires, à des actes de torture et des mauvais traitements, des violences sexuelles, ainsi qu’à des disparitions forcées. Le régime de Bachar Al-Assad considérant a priori ces Syriens ayant quitté leur pays comme des opposants au gouvernement, nombre d’entre eux sont pris pour cible parce qu’originaires de régions ayant été contrôlées à un moment ou à un autre par des groupes opposés au pouvoir.

Loai, 35 ans, s’inquiète en attendant un bus qui le conduira au checkpoint syrien avec sa femme, Asma, et leurs trois filles. «Le gouvernement pourrait m’attraper pour m’obliger à faire mon service militaire, craint-il. Je n’en ai pas envie, c’est trop dangereux, mais qu’est-ce que je peux faire ? Ma maison avait été détruite à Idlib, en Syrie. La semaine dernière, elle a été rasée à Tyr, au Liban. J’ai peur de rentrer, mais la peur est partout, elle est au Liban, en Syrie, dans toute la région. Au moins, à Damas, on aura un toit au-dessus de nos têtes », ajoute-t-il.

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À quelques kilomètres du point de passage de Masnaa, les camps de réfugiés syriens et leurs toiles de tente siglées UNHCR s’étendent à perte de vue. La région de la Bekaa est celle qui accueille le plus de réfugiés au Liban. Plusieurs centaines de milliers d’entre eux survivent dans des campements de fortune, certains depuis 2011 et le début de la répression de Bachar Al-Assad sur sa population. Pour la plupart, rentrer en Syrie n’est pas une option.

«Vous savez combien ça coûte ? Il y en a au moins pour 400 dollars pour faire le voyage. Je n’ai pas les moyens », explique Ahmad Ali Farez, qui s’apprête à sortir du camp à moto. Originaire de Deir ez-Zor, une ville située près de la frontière irakienne, cet homme de 55 ans vivait à Nabatieh, dans le sud du Liban, il y a encore une semaine. «Quand les frappes israéliennes ont commencé à pleuvoir sur la ville, je suis parti à moto, de nuit, quasiment sans affaires, et je suis arrivé à Bar Elias », explique-t-il.

Plus loin, Riyad Kodhr nous fait signe de le rejoindre dans sa tente, dont l’entrée est recouverte de plantes aromatiques et de bidons en plastique vides. Dans la pièce principale, il n’y a qu’un petit canapé et une chaise en plastique. Il vit là avec sa femme et ses trois enfants. «On est arrivés au Liban il y a treize ans, en 2011, on fuyait les bombardements », explique le natif de Homs en lissant son épaisse moustache noire. Dans le camp de Bar Elias, ils sont réveillés régulièrement par des bombardements en périphérie de la ville voisine, Zahlé.

Rentrer pour quoi faire ? La situation n’est pas meilleure là-bas. 

Riyad

Malgré les difficultés qu’impliquent la vie dans un camp, l’absence de travail, d’horizon, et les tensions multiples avec les habitants ou les autorités libanaises, Riyad estime qu’une douzaine de familles seulement ont pris la route pour rentrer en Syrie ces dernières semaines, sur les 500 familles qui composent le camp. «Rentrer pour quoi faire ? La situation n’est pas meilleure là-bas. » Ses deux fils sont majeurs : « Si on rentre, ils seront enrôlés de force pour faire leur service militaire. Pour nous, c’est hors de question. »

Au Liban, un million de déplacés

Retour à Beyrouth. Sur la place des Martyrs, en plein cœur du centre-ville, des enfants jouent pieds nus sur le béton poussiéreux devant l’imposante mosquée Al-Amine, pendant que leurs mères font sécher des vêtements sur des tréteaux improvisés. À deux pas d’un des quartiers les plus huppés de la capitale, de ses publicités pour Rolex, des familles ont installé des tentes de fortune ou dorment à même le sol sur des matelas. Elles se sont installées là à la fin du mois de septembre, quand a commencé la série de gigantesques frappes sur la banlieue sud qui ont tué Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah.

On trouve des travailleurs migrants, des Libanais et des Syriens : tous sont sans ressources et ne savent pas où aller. Sur les 5,5 millions d’habitants que compte le pays, l’offensive de l’État hébreu a jeté sur les routes environ un million de personnes, selon les autorités libanaises, un chiffre repris par l’ONU. Un raz de marée auquel les autorités locales tentent de répondre, mais les infrastructures déjà affaiblies par la crise économique peinent à absorber un tel afflux.

On n’a pas assez d’argent pour louer un appartement à Beyrouth et on n’a plus de maison en Syrie.

Asaf

Il y a cinq ans presque jour pour jour, le 17 octobre 2019, c’est sur cette même place qu’avait commencé la thawra, un mouvement de contestation populaire inédit au Liban, visant à faire tomber la classe politique au pouvoir, accusée de corruption, de népotisme et d’entraîner le pays dans la crise économique. Des mois durant, la place avait été occupée par le même genre de tentes. Tous les soirs, intellectuels et manifestants se réunissaient pour imaginer un Liban nouveau, en dehors du sectarisme et des considérations partisanes dans une ambiance de fête et d’ébullition.

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Cinq ans plus tard, le mouvement a fait long feu et le pays a été rattrapé inexorablement par ses démons. Les œuvres réalisées par des manifestants en 2019, entourant le gigantesque poing levé en contreplaqué, symbole de la révolution, servent aujourd’hui de tenant pour les tentes des déplacés. C’est ici que s’est installée Asaf, avec son mari et leurs trois filles. Originaires de Deir ez-Zor, ils ont quitté la Syrie au début de la guerre en 2011.

«Nous habitons dans la banlieue, sud de Beyrouth. On est partis en pleine nuit, quand les Israéliens ont commencé à bombarder. Depuis, on est là. On a besoin de matelas et de couettes, car les enfants ont froid la nuit, explique cette femme qui n’a pas trouvé de place libre dans l’un des abris. On n’a pas assez d’argent pour louer un appartement à Beyrouth et on n’a plus de maison en Syrie. Alors on reste là, on attend. »

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