Le Liban sous  le feu des bombes israéliennes

Pilonné sans relâche par l’armée israélienne, le pays du Cèdre vit une énième page sombre de son histoire et affronte une crise humanitaire sans précédent. Un cinquième de la population a déjà été contraint de quitter son foyer.

Laurent Perpigna Iban  • 1 octobre 2024 abonné·es
Le Liban sous  le feu des bombes israéliennes
Des personnes fuient Dahieh après les attaques israéliennes sur la banlieue sud de Beyrouth, le 29 septembre.
© Alexandra Henry / Hans Lucas

Vrombissements incessants de drones israéliens, avions militaires virevoltant dans le ciel, impacts sourds, sirènes d’ambulances hurlantes : à Beyrouth, ville d’ordinaire vibrante et bouillonnante, la guerre s’est invitée sans crier gare, avec ses sons terrifiants et omniprésents. Une cacophonie lancinante qui renvoie sa population à des plaies non cicatrisées et à des traumatismes jamais totalement guéris dans ce petit pays à l’histoire récente tourmentée. Jusqu’alors relativement préservée des frappes israéliennes, la capitale libanaise a, depuis quelques jours, été rattrapée par les bombardements qui secouent le Sud-Liban et la plaine de la Bekaa, où le peuple peine à compter ses morts.

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Si, dans les premiers mois d’affrontements après l’ouverture d’un front de soutien au Hamas par le Hezbollah libanais, au lendemain du 7 octobre, les victimes étaient majoritairement des combattants appartenant à la formation chiite, elles se comptent désormais en grande partie parmi les civils. Et la politique de la terre brûlée menée par l’armée israélienne au pays du Cèdre rappelle un autre scénario, si proche, mais qui paraissait jusqu’ici si lointain : celui en cours à Gaza, où des milliers de personnes périssent sous les bombes israéliennes sans que la communauté internationale ne semble en mesure d’y opposer de résistance.

« Un nouveau Gaza »

C’est une idée qui fait consensus au Liban : au prétexte d’assurer sa propre sécurité et de mener une « guerre contre le terrorisme », l’État hébreu a choisi la voie de l’escalade, renvoyant les centaines de victimes civiles mortes au Liban à leur responsabilité, les considérant coupables de vivre dans des zones dominées par le Hezbollah.

Regardez, il n’y a plus rien. Nous sommes partis, car tout est détruit.

Ali

Dans un quartier de la capitale, Fadi, 45 ans, se perd dans ses pensées. Cet habitant de la région de Nabatiyeh, au Sud-Liban, est resté autant qu’il le pouvait à son domicile malgré le vacarme incessant des frappes israéliennes. Jusqu’au point de non-retour, il y a quelques jours : « Un tapis de bombes s’est abattu sur nous. J’ai fini allongé sous un véhicule, je ne sais pas comment je m’en suis sorti vivant », explique-t-il, la voix encore tremblante.

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Près de lui, Ali*, quinquagénaire longiligne originaire du même village, a également trouvé refuge dans ce quartier de Hamra, au nord de la capitale. Désorienté, épuisé, il fait défiler sur son smartphone des vidéos prises après une série de frappes sur son village. « Regardez, il n’y a plus rien. Nous sommes partis, car tout est détruit », murmure-t-il.

*

Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

Sur la corniche de Beyrouth, Rafih, 67 ans, regarde au loin un déluge de feu en train de s’abattre sur la banlieue sud, autrement connue sous le nom de Dahieh. Désabusé, ivre de colère, l’homme se montre volontiers prolixe : « Les États-Unis, la France, l’Angleterre ont laissé faire un génocide à Gaza, voici la conséquence. Notre pays est en passe d’être détruit parce que “vous” n’avez pas eu le courage d’arrêter les massacres israéliens », répète-t-il pendant plusieurs minutes.

À une cinquantaine de kilomètres à l’est, depuis la ville de Zahlé, Jana D., observe avec effroi les bombes s’abattre sur la plaine de la Bekaa, située en contrebas. Dans l’angle mort des attaques sur le Sud-Liban et Beyrouth, la région, qui figure comme un bastion du Hezbollah, est également la cible d’attaques israéliennes massives.

265 médecins ont été tués à Gaza, dont deux sous la torture. C’est une évidence, les Israéliens ont commencé la même politique au Sud-Liban.

G. A. Sitta

« C’est toutes les nuits le même scénario. Un bruit assourdissant, des explosions à quelques kilomètres de nous, avant que le ciel ne vire au rouge sous le feu des bombes. Le pire reste d’imaginer qu’il y a des humains en dessous », explique la jeune femme, jointe par téléphone. Elle témoigne de scènes indicibles, où des colonnes de véhicules surchargés prennent la fuite à la hâte. « Des femmes, des enfants en bas âge en pleurs, des bébés. C’est effroyable, personne ne mérite cela. »

Dans un hôpital de Beyrouth, le chirurgien britannico-palestinien Ghassan Abou Sitta, qui a exercé pendant quarante jours sous les bombes à Gaza, ne cache pas son appréhension. « J’ai travaillé dans des conditions difficiles au Yémen et en Syrie, et il n’y a aucune similitude possible avec ce que j’ai vécu dans l’enclave, cela serait comme comparer un tsunami et une inondation », explique-t-il.

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Il pointe du doigt une même volonté de destruction du système médical : « 265 médecins ont été tués à Gaza, dont deux sous la torture. C’est une évidence, les Israéliens ont commencé la même politique au Sud-Liban en ciblant de nombreux soignants. Les images que j’ai vues ici me renvoient à celles de Gaza. Je ne sais pas combien de temps le système de santé au Liban, déjà fragilisé, tiendra le coup. »

Catastrophe humanitaire

Car aux destructions matérielles colossales il faut ajouter un drame humanitaire dont nous peinons encore à mesurer l’ampleur. Selon le premier ministre sortant, Nagib Mikati, près d’un million de personnes ont dû fuir leur foyer – soit presque un cinquième de la population totale –, pour ce qu’il considère comme « le plus grand déplacement de l’histoire du pays ». Un défi, que, de toute évidence, le Liban n’est pas prêt à relever. Conséquence : ce sont les locaux eux-mêmes qui pallient l’absence d’un État qui a failli. Organisés en une myriade de structures parfois éphémères, ils tentent de répondre comme ils le peuvent aux besoins de celles et ceux qui ont tout perdu.

Il n’y a pas d’État, pas d’argent, pas de travail, nous dormons par terre. 

Hassan

À l’université américaine de Beyrouth, Kaoutar, une étudiante marocaine de 20 ans, et Nma, originaire d’Irak, se mobilisent activement pour récolter au sein du campus des vivres ainsi que toutes choses utiles pour les déplacés qui s’entassent par centaines dans des abris de fortune. « À l’université, il y a une grosse mobilisation, mais l’ambiance est si triste… Le traumatisme est énorme. Nous essayons de ne pas nous laisser absorber par nos émotions. On a longtemps eu cette perception que le Sud était détaché du reste du pays, mais cela a changé, tout le monde en a pris conscience », remarquent-elles.

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Sur la place des Martyrs de Beyrouth, plusieurs centaines de personnes, dont beaucoup de réfugiés syriens, dorment à même le sol. Parmi elles, des enfants et des nourissons. Hassan, 25 ans, est au bord de l’épuisement : « Je vivais à Dahieh, avec mes filles de 5 et 3 ans, ma femme est enceinte de six mois. Nous n’avons pas de véhicule, nous avons marché pendant plus d’une heure pour arriver ici et n’avons nulle part où aller. Il n’y a pas d’État, pas d’argent, pas de travail, nous dormons par terre. »

Incertitude et peur

La mort de l’insaisissable secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, tué dans le bombardement massif de Dahieh le 27 septembre – qui a par ailleurs coûté la vie à 300 personnes – rebat les cartes. Le choc, immense, a d’ores et déjà un goût de défaite pour de nombreux Libanais, d’autant plus que les assassinats ciblés d’un grand nombre de membres de haut rang du Parti de Dieu témoignent de la toute-puissance des services de renseignements israéliens, capables de localiser toute la chaîne de commandement, même lorsqu’elle est reconstituée depuis peu.

Nous avons l’habitude ici au Liban, mais nous avons des enfants, alors bien sûr que nous avons peur.

Abdelaziz

Pour les Libanais, beaucoup de questions et peu de réponses. Alors que l’armée israélienne ne cesse de brandir la menace d’une offensive terrestre au sud du pays, et que la République islamique d’Iran ne semble pas décidée à risquer sa peau en se jetant dans la bataille pour sauver le Hezbollah libanais, l’angoisse est totale.

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Et l’intensité ne baisse pas, bien au contraire : dimanche, une frappe israélienne a tué 49 civils dans la ville côtière de Saida et, en pleine nuit, le centre-ville de Beyrouth a été visé par un bombardement, loin de la banlieue sud. Abdel­aziz, 46 ans, se trouvait dans l’immeuble à côté : « On ne s’y attendait pas, c’est un quartier calme, il n’y a pas de cibles ici. J’attends de pouvoir récupérer mes affaires et nous partons dans les montagnes. Si j’ai peur ? Nous avons l’habitude ici au Liban, mais nous avons des enfants, alors bien sûr que nous avons peur. »

En attendant, l’incertitude règne en seul maître, et le pays a déjà changé de visage. Les yeux rivés tantôt sur le ciel, tantôt sur les réseaux sociaux, la population tente de survivre comme elle le peut, au gré des ordres d’évacuation – vrais ou faux – de l’armée israélienne. Le temps semble comme figé. La guerre est là et nul ne sait ce qui l’arrêtera.

Monde
Publié dans le dossier
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Temps de lecture : 8 minutes

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