À Naplouse, la vie entre parenthèses des réfugiés
Des milliers de Palestiniens de Gaza travaillaient en Israël le 7 octobre 2023, lorsque le Hamas a attaqué l’État hébreu. Aujourd’hui bloqués en Cisjordanie, ils doivent se contenter de suivre le massacre en cours à distance, depuis leur chambre d’hôtel.
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Israël/Palestine : pour aller plus loin Le 7-Octobre : la double falsification de l’histoire Gadi Algazi : « La sécurité ne peut être garantie que par la paix et l’égalité » Après l’apocalypse, quel avenir pour la bande de Gaza ?Abdallah et Mohammad font défiler des photos sur leur téléphone portable. C’est l’une de leurs principales occupations depuis leur arrivée à l’hôtel Caramelo, il y a bientôt un an. Abdallah, 32 ans, s’arrête un instant sur une photo de son fils : sourire radieux, l’enfant dessine le « V » de la victoire avec ses doigts, dos à la mer et au soleil couchant sur la bande de Gaza.
Mohammad, lui, montre celle du visage tuméfié et bandé de son neveu de 2 ans, blessé lors d’une frappe israélienne sur son immeuble de Gaza : « C’est arrivé il y a six mois, heureusement il s’en est sorti vivant. » Ce n’est pas le cas de son propre fils, décédé quelques jours après sa naissance, en février dernier, faute d’oxygène. Mohammad ne l’a jamais vu.
Le 7 octobre dernier, ces deux habitants de la bande de Gaza, originaires de Gaza City, travaillaient à Tel-Aviv, en Israël. Ils venaient de décrocher un contrat de travail dans une entreprise de construction. Pour les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, trouver un emploi en Israël est le meilleur moyen d’assurer un revenu décent et fixe à leur famille, alors que le taux de chômage avoisinait les 45 % à Gaza avant la guerre.
Du jour au lendemain, le permis de travail de tous les Palestiniens des territoires occupés a été annulé. Comme 18 000 autres Gazaouis, Abdallah et Mohammad se sont retrouvés bloqués, sans moyen de retourner chez eux, dans un climat particulièrement hostile envers les habitants de Gaza. Ils ont finalement trouvé refuge dans cet hôtel proche du centre historique de Naplouse, en Cisjordanie, à l’instar d’une douzaine d’autres Gazaouis. « Au début, on pensait que ce serait l’histoire de quelques semaines, un mois maximum, jamais on n’aurait imaginé rester coincés un an », explique Abdallah en allumant une énième cigarette.
Au début, ils étaient 5 (…) On a fini par accueillir entre 55 et 60 réfugiés à l’hôtel.
A. Rfaie
Amjad Rfaie, 53 ans, a fondé l’hôtel Caramelo en 2010. Quand les bombardements ont commencé à Gaza après le 7 octobre, il ne s’est pas posé beaucoup de questions : « Je suis moi-même issu d’une famille de réfugiés palestiniens. Je suis né dans le camp de réfugiés d’Askar, à côté de Naplouse. Ma famille est originaire de Jaffa et j’ai grandi en écoutant mes parents et grands-parents raconter leur expulsion en 1948, lors de la Nakba. Pour moi, c’était normal de les accueillir. »
Dès les premiers jours de la guerre, il a vu arriver les premiers réfugiés. « Au début, ils étaient cinq. Ils étaient épuisés et terrifiés. Ils sont arrivés avec très peu d’affaires, certains n’avaient ni couverture ni vêtements de rechange. Les jours suivants, ils se sont donné le mot et on a fini par accueillir entre 55 et 60 réfugiés à l’hôtel », ajoute Amjad, qui a reçu l’aide d’ONG françaises pour offrir nourriture et couvertures aux réfugiés.
« On évite de demander comment ça va »
Dans la grande salle commune de l’hôtel, désespérément vide, un grand panneau entouré de fleurs en plastique, vestige du monde d’avant le 7-Octobre, exhorte les résidents avec un enthousiasme qui paraît aujourd’hui cruel : « Quoi qu’il arrive, profitez de la vie. » C’est là que les Gazaouis se retrouvent, dans les moments de répit, pour partager un café ou les dernières nouvelles de la famille. Leur vie est désormais rythmée par les informations télévisées, les groupes Telegram et les tentatives de joindre leurs familles.
« On arrive à leur parler environ une heure par jour quand la connexion le permet », explique Mohammad, qui vient d’échanger avec sa femme et ses trois enfants. De quoi parle-t-on, quand sa famille est bombardée en continu depuis un an ? « Je m’interdis de leur demander comment ça va, ils se sentiraient obligés de me rassurer, de me répondre ‘ça va’, ce serait insupportable », tranche l’homme, dont la maison familiale a été complètement détruite par les bombardements.
Dans les minutes qui précèdent les coupures Internet, on essaye de leur donner toutes les informations qu’on a : ‘Ils frappent ici’, ‘N’allez pas là’.
Abou Ahmad
« Et dire qu’avant je détestais parler au téléphone ! Quand la famille m’appelait, je le mettais sur silencieux. Aujourd’hui, je guette le moindre message. Quand je les ai au bout du fil, je rentre dans ma bulle et j’ai l’impression d’être à nouveau chez moi », développe Abou Ahmad, un professeur des écoles de 52 ans. « Le matin et l’après-midi, il y a moins de frappes, donc on peut parler. Mais quand le soleil se couche, c’est un autre monde à Gaza, un monde de terreur. Les heures paraissent des années. Internet est coupé et, dans les minutes qui précèdent les coupures, on essaye de leur donner toutes les informations qu’on a : ‘Ils frappent ici’, ‘N’allez pas là’ », ajouteAbou Ahmad, qui avait reçu l’autorisation de sortir de Gaza pour accompagner son fils à l’hôpital de Jérusalem, le 7 octobre.
Sa maison là-bas est partiellement détruite. Sa famille élargie vit dans les deux dernières pièces qui tiennent encore debout. « Encore plus que la guerre, c’est la faim qui les effraie, ajoute le professeur. Il est devenu pratiquement impossible de trouver de la viande, les prix ont été multipliés par 10. À certains moments, le kilo de farine s’échange pour 100 dollars. »
Un stress constant
Depuis leur arrivée dans l’hôtel, la plupart des Gazaouis sont sans ressources. La situation économique en Cisjordanie est catastrophique. D’après le Cnuced, l’agence de l’ONU pour le commerce et le développement, 306 000 emplois ont été perdus sur les quatre premiers mois de la guerre, faisant passer le taux de chômage en Cisjordanie de 12,9 % avant le conflit à 32 %. L’inflation, elle, a explosé.
Abou Ahmad est l’un des seuls qui ont réussi à trouver un poste d’enseignant dans une école de Naplouse. Abdallah, qui est diplômé en droit et rêve de devenir avocat, ainsi que Mohammad vivent de petits boulots. « Un jour ou deux dans la semaine, on nous appelle pour travailler dans les vignes. Ça ne représente pas grand-chose, surtout quand la banque prélève 150 shekels sur les 500 que l’on envoie. Mais c’est toujours ça qu’on peut donner à la famille à Gaza », se rassure Abdallah.
L’impact psychologique de la situation sur les réfugiés est flagrant. Mohammad, qui a perdu son nourrisson il y a quelques mois, montre des signes de nervosité extrême. Il remue la jambe constamment et passe du rire à la torpeur en quelques instants. Abou Ahmad, qui n’avait jamais pris un médicament de sa vie avant le 7-Octobre, fait de l’hypertension. Il en est à sa deuxième opération du cœur depuis son arrivée ici : « Ma chambre est devenue une pharmacie », explique-t-il.
La rage, l’impuissance et le sentiment de culpabilité de vivre dans une relative sécurité se mélangent. La peur aussi. Car, depuis le 7-Octobre, l’armée israélienne multiplie les contrôles et les opérations militaires contre les ressortissants gazaouis et les habitants de la Cisjordanie. La veille de l’interview, l’armée israélienne a opéré un raid dans le souk de la vieille ville, haut lieu de la résistance palestinienne, à quelques centaines de mètres de l’hôtel. Les soldats recherchaient un jeune combattant de la ville, mais ont fait chou blanc.
La première chose que je ferais, c’est d’embrasser ma femme et mes enfants. Après ça, je planterais une tente sur le lieu où mon immeuble a été détruit.
Mohammad
« Les journées comme celle d’hier, on reste à l’hôtel et on ne bouge pas de nos chambres », résume Mohammad. « Pour l’instant ils ne sont jamais entrés dans l’hôtel, mais ils sèment un vent de panique parmi les réfugiés », déplore le propriétaire de l’hôtel, dont le propre fils a été arrêté par l’armée avant d’être relâché. Sur la cinquantaine de Gazaouis présents à l’hôtel il y a quelques mois, une quarantaine sont partis, soit pour éviter l’armée soit parce qu’ils ont trouvé un logement moins onéreux.
Lorsqu’on leur demande ou ils préféreraient être à l’heure actuelle, les trois Palestiniens répondent « Gaza », sans la moindre hésitation. « La première chose que je ferais, c’est d’embrasser ma femme et mes enfants, explique Mohammad. Après ça, je planterais une tente sur le lieu où mon immeuble a été détruit. Et on recommencera tout depuis le début. »