Mères solos : des droits pour sortir de l’ombre

De nombreuses initiatives, et une proposition de loi annoncée pour cet hiver, visent à lutter contre la précarité massive des femmes qui élèvent seules leurs enfants. Le tout, pour leur reconnaître un statut à part entière.

Hugo Boursier  • 9 octobre 2024 abonné·es
Mères solos : des droits pour sortir de l’ombre
Le 8 mars 2023 à Rennes, une mère est venue avec son bébé à la manifestation « Tu seras feministe, ma fille ».
© Angeline Desdevises / Hans Lucas / AFP

L’année 2024 sera-t-elle celle des mères solos ? Depuis janvier, il ne se passe pas un mois sans qu’une nouvelle initiative politique ne parle de ces centaines de milliers de femmes élevant seules leurs enfants. Comme si les pouvoirs publics avaient enfin ouvert les yeux et commençaient, aussi, à écouter leurs revendications. Elles qui représentent 82 % des deux millions de familles monoparentales en France.

Elles sont un révélateur des inégalités patriarcales.

J. Luyssen

Elles dont les enfants vivent, pour 46 % d’entre eux, sous le seuil de pauvreté, faute de métiers stables, d’allocations suffisantes ou, tout simplement, de pension alimentaire quand les pères décident de ne pas la verser. Elles, enfin, qui cumulent tout ce que la société produit d’inégalités, au travail, dans l’accès au logement, au soin, au repos, jusque dans la fiscalité, le tout parce que femmes, seules, et mères. « Par leur simple présence, elles mettent à nu le système. Elles sont un révélateur des inégalités patriarcales », résume la journaliste Johanna Luyssen, autrice de Mères solos : le combat invisible (Payot, 2024).

Alors, depuis dix mois, le « système » est-il en train de se regarder dans le miroir ? Le député socialiste de l’Eure, Philippe Brun, est rapporteur d’une proposition de loi transpartisane prévue pour cet hiver. Le sénateur Renaissance Xavier Iacovelli et l’ex-députée Fanta Berete viennent de rendre leurs préconisations après une mission parlementaire de plusieurs mois. Les ouvrages et les rapports sur le sujet pleuvent quand ce ne sont pas les associations qui multiplient les colloques.

Dans chacun de ces travaux, les mêmes chiffres : les familles monoparentales sont deux fois plus exposées à la discrimination dans la recherche d’un logement qu’une famille à deux parents, 40 % des enfants vivant seuls avec leur mère habitent dans un logement social ; sur un million de bénéficiaires du Secours catholique, en 2022, 25,7 % sont des mères isolées ; 15 % des familles monoparentales éligibles ne bénéficieraient pas de l’allocation de soutien familial ; et trois familles monoparentales sur dix sont en situation de privation matérielle.

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Face à ce constat implacable, des municipalités s’organisent pour créer un statut de parent isolé. C’est le cas à Montpellier, à Saint-Ouen ou à Ris-Orangis, depuis le mois de juin. La ville du nord de l’Essonne a octroyé 21 droits spécifiques aux familles monoparentales, dans tous les domaines : santé, logement, allocations, loisirs, etc. Des villes qui ont pour point commun d’être dirigées par des socialistes. « Les maires de ces villes ont participé à la construction de la proposition de loi. C’était notre stratégie : faire vivre le statut contenu dans la proposition de loi à l’échelle municipale, et ce, avant qu’il soit adopté à l’Assemblée nationale », explique Philippe Brun.

La monoparentalité n’est pas forcément une situation désolante ni subie ; ce peut être un choix, et un choix positif.

Ce sera aussi le cas à Paris, où le groupe PS et apparentés présente, lors du conseil municipal qui a lieu cette semaine, une décision pour « mettre un pied dans la porte et construire un statut de famille monoparentale », annonce la conseillère de Paris et sénatrice Colombe Brossel à Politis. Dans l’exposé de leur délibération, que nous avons pu consulter, les conseillers parisiens justifient : « Ces familles expriment aujourd’hui avant tout un besoin de reconnaissance de leur modèle familial et une prise en compte de leurs problématiques spécifiques sans stigmatisation. »

Un modèle comme un autre

« Reconnaissance […] sans stigmatisation ». Ces mots reviennent souvent dans la bouche des mères solos, notamment pour rejeter un regard médiatique et politique misérabiliste. Le fameux stigmate de la « mère courage », dont la débrouille face à la précarité n’est jamais interrogée politiquement, suscitant seulement un confortable sentiment d’admiration. Et d’inaction. Ainsi en va-t-il d’une recension d’un documentaire sorti en 2007 (1), publiée dans Le Monde (2) : « Elles sont toutes, à leur manière, même maladroite, des Mère Courage. » Ou d’une prise de contact d’une journaliste de M6, en 2011 : « Vous êtes seule pour élever vos enfants et devez tout gérer et vous vous sentez parfois un peu débordée. »

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Jeunes, seules, sans travail et déjà mères, Andrea Rawlins-Gaston, 2007.

Cette grille de lecture est loin d’avoir disparu. « Les mères solos sont souvent vues comme des cas sociaux, des familles défaillantes. Alors qu’il s’agit d’un modèle comme un autre », affirme Johanna Luyssen. Un modèle qui peut aussi être choisi : « La monoparentalité n’est pas forcément une situation désolante ni subie ; ce peut être un choix, et un choix positif, en particulier lorsqu’il s’agit de sortir de situations de violences intrafamiliales », note le rapport de la délégation aux droits des femmes.

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« Une bascule est en train d’être opérée », observe Aurélie Gigot, porte-parole de la Collective des mères isolées, un collectif réunissant près de 400 familles à travers la France. « Quand on a créé La Collective en 2020, les journalistes demandaient encore des témoignages sensationnalistes, où il fallait montrer la misère de notre quotidien. Aujourd’hui, on parle proposition de loi et reconnaissance d’un statut. » L’enseignante, qui vit avec deux enfants, situe le point de départ possible d’une prise de conscience au moment du mouvement des gilets jaunes, avec la médiatisation du parcours d’Ingrid Levavasseur, mère solo. « C’était peut-être l’étincelle », analyse-t-elle.

Mais cette nouvelle visibilité ne se fait pas sans résistance. Le combat pour l’égalité n’est pas mené par tout le monde. Et notamment par certains hommes qui, parce que les pouvoirs publics pourraient accorder de nouveaux droits aux femmes, pensent qu’ils pourraient être dépourvus des leurs. C’est le cas de nombreuses structures d’aide aux pères en cas de séparation.

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Celles-là mêmes qui pointent du doigt « l’aliénation parentale » cette prétendue emprise que les mères, forcément, auraient sur leurs enfants en cas de séparation pour obtenir la garde. L’un de leurs arguments a d’ailleurs été repris par le sénateur Xavier Iacovelli dans le rapport qu’il vient de rendre. En effet, sa première mesure vise à établir l’obligation de la garde alternée « avant toute autre solution » lors d’une séparation. « Une rhétorique masculiniste », réagit Johanna Luyssen.

Cette proposition rappelle les propos d’Emmanuel Macron tenus dans un entretien accordé au magazine Elle. Début mai, le chef de l’État avait annoncé vouloir mettre en place un « devoir de visite du père ». « Un enfant qui ne voit jamais son père, c’est un enfant qui se sent abandonné, un enfant dont le développement affectif et éducatif n’est pas le même », avait-il généralisé. Cette déclaration avait suscité la gêne de tous les acteurs du secteur.

Les trois quarts des pères refusent la garde alternée alors qu’elle leur est accordée dans 85 % des cas.

« Ça ne correspond aucunement à une demande réfléchie, travaillée ou formulée par la profession », avait taclé, dans Le Monde (2), Alice Grunenwald, présidente de l’Association des magistrats de la jeunesse. Surtout : tout comme la garde alternée obligatoire, ces mesures répondent à des situations rarissimes. Les trois quarts des pères refusent la garde alternée alors qu’elle leur est accordée dans 85 % des cas. Ils sont au moins 20 %, en revanche, à ne pas payer leur pension alimentaire. Et quand ils la paient, elle est défiscalisée. Un avantage qui suscite bien moins d’indignation de leur part.