« Maître obscur », l’IA dans le rétro

Première création avec des acteurs français du Japonais Kurō Tanino. Par le biais d’un dispositif subtil et un univers étrangement rétro, celui-ci met en scène notre rapport à l’intelligence artificielle.

Anaïs Heluin  • 9 octobre 2024 abonnés
« Maître obscur », l’IA dans le rétro
Dans un appartement des années 1960-1970, cinq esclaves des nouvelles technologies tentent en vain de communiquer.
© Jean-Louis Fernandez

Maître obscur, 16 et 17 octobre au CDN Orléans / Centre-Val-de-Loire (45), du 6 au 8 novembre à Bonlieu, Annecy (74), du 5 au 7 février 2025 à la Comédie de Genève. Vu au Théâtre de Gennevilliers – T2G dans le cadre du Festival d’automne.

Dans les créations qu’il présente en France depuis que le Festival d’automne à Paris l’y invite, Kurō Tanino déploie des univers qui, bien qu’ancrés dans des territoires reculés du Japon, succombent à la tyrannie de la modernité. Dans la première que nous avons découverte, Avidya, l’auberge de l’obscurité (2018), sept comédiens incarnent une petite communauté hétérogène isolée dans une auberge de cure thermale en bout de course. Une voie de chemin de fer va être construite, rasant sur son passage non seulement des lieux mais aussi des manières de vivre ensemble, des métiers et des gestes quotidiens d’anonymes, tous plus ou moins marginaux.

Ces gestes sont au cœur du théâtre de cet auteur et metteur en scène majeur de la scène japonaise contemporaine. Révélateurs du monde dans lequel ils s’inscrivent, de ses endroits d’oppression et de ses quelques îlots de liberté restants, ils forment l’essentiel de The Dark Master (2018) puis de La Forteresse du sourire (2021). Ils sont de nouveau au premier plan de Maître obscur, créé en ce début de saison au Théâtre de Gennevilliers – T2G (dans le cadre du Festival d’automne), dont le directeur, Daniel Jeanneteau, et son équipe ont développé une complicité forte avec l’artiste japonais.

Cette nouvelle pièce est d’ailleurs le fruit de cette relation au long cours. Après avoir accueilli trois de ses spectacles, le T2G a fait de Kurō Tanino son artiste associé, l’invitant aussi à créer pour la première fois en France, avec des acteurs et des techniciens du cru. Dans un contexte de baisse des subventions qui met notamment en danger ce type d’aventure internationale, la chose est assez précieuse pour être soulignée. Maître obscur ne marque pas pour autant une rupture totale dans le travail du Japonais. Celui-ci demeure en effet fidèle à sa façon singulière de faire du théâtre, appréhendant la nouveauté comme une chose paradoxale, qui ne va jamais sans son lot de motifs et de procédés anciens.

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Sur la feuille de salle du spectacle, on nous annonce ainsi une « recréation » de The Dark Master, dont la version jouée en France il y a quelques années était déjà la quatrième adaptation par le metteur en scène du manga éponyme de Haruki Izumi. Mais la pièce que l’on découvre est beaucoup plus que la transposition dans un contexte français de la création précédente, située dans un restaurant de cuisine occidentale convoité par un Chinois des plus inquiétants. C’est une réécriture totale que signe Kurō Tanino, ou plutôt une mise à jour.

L’artiste l’oblige à une écoute et un regard aigus sur ce qui advient.

Dans la cantine ultraréaliste et fascinante de The Dark Master, les recettes et autres menues actions du personnage principal – un jeune randonneur paumé, arrivé là par hasard et embauché de force par le patron du lieu – lui étaient dictées par celui-ci à distance à travers une oreillette. Le décor de Maître obscur est tout autre, typiquement européen : un appartement des années 1960-1970, dont le kitsch parfaitement réussi doit beaucoup aux collaborateurs français de Tanino. Lequel prend aussi acte dans Maître obscur du temps écoulé depuis son opus précédent. Ici, ce n’est plus le comédien qui se fait équiper d’un dispositif audio, mais le spectateur.

Communauté bizarre

Dès notre entrée en salle, on se voit remettre un casque qu’on ne devra pas quitter de toute la représentation : il est indispensable à l’expérience que Kurō Tanino nous réserve, afin d’explorer l’un des grands phénomènes de l’époque, le développement de l’intelligence artificielle (IA). La voix diffusée par le terminal se présente en effet comme celle d’une IA connectée grâce à «des ondes radio à signal analogique» à l’ensemble des personnes présentes, y compris les cinq qui apparaissent l’une après l’autre sur scène, vêtues de combinaisons qu’elles ne tardent pas échanger contre les tenues incongrues qui leur sont réservées.

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Si Maître obscur s’apparente par son esthétique à la veine réaliste qui domine aujourd’hui sur nos scènes occidentales, l’IA et la bizarre communauté qui se forme au plateau nous emmènent vite ailleurs. Ce spectacle contraste aussi avec le peu que l’on connaît en France du théâtre japonais, avec, d’un côté, des formes traditionnelles – nô ou kabuki – et, de l’autre, des créations contemporaines où l’usage des nouvelles technologies est souvent central. On pense à Oriza Hirata et Toshiki Okada, pour qui l’androïde est un acteur comme un autre ou presque.

C’est avec une subtilité des plus rares dans le théâtre actuel que Kurō Tanino invente un vocabulaire entre deux cultures. En soumettant le spectateur à deux partitions simultanées – la voix de l’IA et le groupe à qui elle dicte la moindre de ses actions –, l’artiste l’oblige à une écoute et un regard aigus sur ce qui advient. C’est-à-dire un ensemble de gestes dont l’apparence anodine se teinte d’étrange dès lors qu’ils sont commandés par l’IA, dont les objectifs demeurent mystérieux.

Moteurs pour l’imaginaire

Les intentions de cette intelligence artificielle sont-elles aussi douces que la voix qu’elle adopte pour s’adresser aux cinq protagonistes, tous handicapés dans leurs relations à l’Autre et même aux objets ? Rien dans Maître obscur ne permet de se faire une idée précise sur le sujet, pas plus que sur la nature du moment auquel on assiste. Plutôt que de se lancer dans de grands discours sur l’IA et les risques qu’elle présente pour nos sociétés et notre espèce, Kurō Tanino crée un espace théâtral singulier où ces questions peuvent naître et se déployer chez le spectateur.

Kurō Tanino fait de son art le lieu d’une interrogation profonde sur nos manières d’évoluer dans le monde.

Si l’artiste a construit derrière son huis clos la fiction d’un programme de réadaptation à la vie quotidienne «conçu et contrôlé par une intelligence artificielle solitaire cherchant en vain à imiter les capacités cognitives des êtres humains», chacun peut se composer son propre récit à partir de ce qu’il entend et voit. Incarnés par Stéphanie Béghain, Lorry Hardel, Mathilde Invernon, Jean-Luc Verna et Gaëtan Vourc’h, les êtres maladroits ou excentriques qui habitent l’appartement démodé sont davantage des moteurs pour l’imaginaire et la pensée que des porteurs d’histoires et de messages prêts à l’emploi. En cela, Maître obscur donne à son public une grande liberté, qui interroge sur celle que permet ou non l’IA.

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Sans apporter de réponse aux inquiétudes légitimes que provoquent chez un nombre de plus en plus important de citoyens la collecte et la vente massive de nos données personnelles par les géants du web grâce à l’IA, Kurō Tanino fait de son art le lieu d’une interrogation profonde sur nos manières d’évoluer dans le monde. L’expérience qu’il offre nous incite à une activité critique dont ses cinq personnages sont visiblement incapables, tout occupés qu’ils sont par quelque toc, blocage ou force d’inertie. Autrement dit, sa pièce appelle, voire crée des spectateurs de nature opposée à ses personnages, inaptes au plus simple des dialogues.

Schizophrénie numérique Anne Alombert

Ces figures gauches présentent les symptômes décrits par la chercheuse en philosophie Anne Alombert dans son court et efficace essai Schizophrénie numérique (éditions Allia, 2023) chez les victimes de ce mal : une «automatisation de l’altérité, que le langage du marketing tente à tout prix de masquer» ou encore l’impossibilité de «toute forme de conduite non préalablement suggérée par les interfaces connectées». L’univers absurde que compose le Japonais avec ses moyens humains et analogiques peut ainsi être vu comme un antidote au pouvoir invisible exercé par un certain usage de l’IA.

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Maître obscur ne dit aucune nostalgie du passé mais affirme une résistance. En donnant à entendre une IA fabriquée par les moyens du théâtre tout en montrant cinq de ses esclaves dont le degré de consentement est inconnu, cette pièce nous met délicatement sur la piste ardemment souhaitée par Anne Alombert pour éviter les pires dangers liés à cette technologie. Soit la transformation des « technologies de contrôle en supports de symboles et [celle des] usages addictifs en pratiques contributives». De par sa facture collective, le théâtre a de quoi contribuer à cet indispensable effort.

Théâtre
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