Tunisie : la fuite en avant de Kaïs Saïed

De moins en moins assuré de son pouvoir, Kaïs Saïed a fait le vide autour de lui en prévision de l’élection présidentielle du 6 octobre.

Thierry Brésillon  • 4 octobre 2024 abonné·es
Tunisie : la fuite en avant de Kaïs Saïed
Un supporter de Kais Saïed, lors d'un rassemblement à Tunis, le 25 juillet 2024, lors du 67e anniversaire de la fondation de la république.
© FETHI BELAID / AFP

Mise à jour le 8 octobre 2023

Le président Kaïs Saïed a été officiellement réélu dimanche avec un score de 90,7% des suffrages, avec un taux de participation de 28,8% selon l’autorité électroale ISIE, le plus faible depuis l’établissement de la démocratie en 2011 dans le pays.


Première publication le 4 octobre

Kaïs Saïed, candidat pour un second mandat, ne s’est pas embarrassé de subtilités pour verrouiller l’élection présidentielle du 6 octobre. Tout a été fait pour qu’aucun rival ne soit en mesure de représenter une menace sérieuse. Pour concourir à l’élection, les candidats – à moins d’obtenir le soutien de dix parlementaires ou de quarante présidents de conseils de collectivité locale, une condition de facto difficile à remplir pour des opposants –, devaient rassembler 10 000 parrainages d’électeurs, issus d’au moins dix circonscriptions.

Une démarche qui requiert une organisation bien implantée. Ils devaient également fournir un extrait de casier judiciaire vierge (le « bulletin n°3 », ou le B3, dans la terminologie tunisienne), que l’administration a parfois rechigné à délivrer.

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Début août, dix-sept candidats étaient parvenus à franchir ce parcours d’obstacles, mais la plupart ont été recalés par l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE). Plusieurs candidats, dont certains de poids, ont été condamnés par la Justice. Ainsi Abdellatif Mekki, un ancien cadre du parti islamiste Ennahda, a-t-il écopé mi-juillet de huit ans de prison avec sursis pour falsification de parrainages et d’une interdiction de se présenter, et se trouve depuis assigné à résidence.

Quant à Mondher Zenaidi, ancien ministre de Ben Ali, l’obtention du B3 lui a été refusée en raison des poursuites engagées contre lui, qui l’obligent à rester en France depuis la révolution. Il est perçu comme le concurrent potentiel le plus menaçant par Kaïs Saïed.

Finalement, l’ISIE n’a retenu que trois candidats : le président sortant bien sûr, Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du Mouvement du peuple (nationaliste arabe) – soutien à Kaïs Saïed et au coup de force du 25 juillet 2021 par lequel il avait gelé le Parlement avant de s’octroyer les pleins pouvoirs le 22 septembre suivant — et Ayachi Zammel, homme d’affaires à la tête d’un petit parti libéral.

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Cette reconnaissance ne les met pas pour autant à l’abri, puisque Ayachi Zammel, emprisonné depuis le 2 septembre, a été condamné le 1er octobre à douze ans de prison pour falsification de parrainages, et Zouhair Maghzaoui est sous le coup d’une enquête judiciaire depuis début septembre suite aux critiques qu’il a adressées à l’ISIE qu’il accuse d’abuser de son pouvoir.

« Assainir le climat »

Le 27 août, en effet, le tribunal administratif s’était prononcé en faveur de la réintégration de trois candidats évincés par l’ISIE, Abdellatif Mekki, Mondher Zenaïdi et Imed Daïmi, ancien député et chef de cabinet de Moncef Marzouki, président de la République, en 2013. Or l’ISIE a refusé de reconnaître la validité de la décision du Tribunal administratif, pourtant contraignante.

Pour se prémunir contre toute contestation ultérieure, le Parlement a adopté le 27 septembre, à l’initiative de députés partisans de Kaïs Saïed, une loi transférant le contentieux électoral du Tribunal administratif à la Justice pénale, sous la coupe de l’exécutif.

La propension de Saïed à se voir entouré de complots n’a fait que s’accroître avec le temps.

Si l’on ajoute à cela qu’une interprétation extensive du décret-loi 54 de septembre 2022 destiné à lutter contre la criminalité en ligne et la propagation de fausses informations, a permis de condamner plus de 1700 personnes, quidams ou personnalités publiques, et notamment des chroniqueurs politiques en vue, dans le but, de l’aveu même d’une députée, « d’assainir le climat avant les élections », c’est-à-dire d’assécher l’espace public de tout parole critique, on voit mal comment Kaïs Saïed pourrait perdre cette élection.

Rédempteur

Un tel déploiement de mesures administratives et judiciaires traduit en réalité la nervosité croissante d’un président de moins en moins assuré de son pouvoir. Sa propension à se voir entouré de complots n’a fait que s’accroître avec le temps. L’enthousiasme qu’avait suscité son élection, le 13 octobre 2019, notamment chez les déçus ou les exclus de la transition démocratique, et son coup de force du 25 juillet 2021 qui offrait aux yeux d’une majorité de Tunisiens la possibilité d’un sursaut pour sortir le pays de son marasme économique et politique, s’est depuis longtemps dissipé.

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La plupart des Tunisiens ressentent au quotidien les effets de l’inflation et des pénuries, tandis que la croissance atone et l’investissement en berne ouvrent peu de perspective d’amélioration. Jamais l’émigration, légale pour les médecins, les ingénieurs, etc., ou clandestine pour les plus démunis, n’a été aussi forte. Pourtant Kaïs Saïed reste perçu comme un rédempteur dans un public, plutôt issu d’une petite classe moyenne précarisée, qui s’est senti exclu de la transition démocratique et attribue les difficultés du pays à la corruption (réelle) de l’État, à l’affairisme de la classe politique et aux ingérences étrangères. On saura dimanche quelle est l’ampleur réelle de ce soutien.

Répression

En revanche, son exercice opaque et autocratique du pouvoir a définitivement enterré les espoirs placés, souvent par de jeunes militants de gauche, dans son projet de « nouvelle construction institutionnelle », inspirée par des conceptions proudhoniennes. Censée dépasser les limites du gouvernement représentatif et instaurer une démocratie de proximité, elle a été instituée de manière verticale par la Constitution adoptée le 25 juillet 2022 et par un décret de mars 2023, rédigés tous deux par le chef de l’État quasiment sans concertation, en contradiction totale avec l’esprit d’une démocratie participative.

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Les conseils locaux élus parmi des candidats parrainés par les électeurs, sont, selon le témoignage d’un des élus, totalement encadrés par les représentants de l’État, quant au conseil national des districts et des régions, formé de conseillers locaux, chargé des orientations économiques, c’est, de l’aveu du même élu, « une coquille vide ». Du reste, le clan dit des « conseillistes » (porteur de ce projet de démocratie des conseils) a été écarté de l’entourage présidentiel.

Loin de la fièvre des élections de la décennie de transition démocratique, la Tunisie s’apprête donc à vivre un scrutin sans autre suspens que le taux de participation. Un peu selon le modèle algérien dont s’inspire Kaïs Saïed, mais sans l’atout des hydrocarbures qui confèrent au pays un poids sur la scène internationale et offrent au régime les moyens d’acheter la paix sociale. La faible légitimité que conférera sa probable réélection dans des conditions aussi verrouillées ne garantira donc pas une assise durable à Kaïs Saïed, contraint à une fuite en avant répressive pour conserver son pouvoir.

Monde
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