Véronique, mère de Rémi Fraisse : « L’État n’a pas tiré de leçons de la mort de mon fils »
Quasiment dix ans de silence, de batailles face aux mensonges de l’État et à l’impunité des forces de l’ordre après le drame de Sivens. Véronique témoigne aujourd’hui avec franchise et pudeur pour rétablir les faits et ouvrir les yeux sur la répression qui frappe les luttes écologistes.
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10 ans déjà Génération Rémi Fraisse Dans la vallée, le champ de l’eau « La mort de Rémi Fraisse signe la criminalisation des militants écologistes »Le 26 octobre 2014, Rémi Fraisse, âgé de seulement 21 ans, est brutalement tué sur la ZAD de Sivens à cause d’une grenade offensive de la gendarmerie qui s’est logée entre sa nuque et son sac à dos. Rapidement, la grenade est interdite et le projet de barrage annulé. Trop tard. Après le choc et l’effroi, la famille du jeune homme est confrontée à une cascade de mensonges et fait face au mur des institutions judiciaires. Dix ans après la mort de Rémi Fraisse et trois ans après la décision de non-lieu, sa mère, Véronique, a décidé de s’exprimer, mais en gardant l’anonymat. Son fil rouge : la quête de vérité. Sans fioritures, elle fonde toutes ses déclarations et interrogations sur les éléments des enquêtes et des rapports qui forment l’épais dossier « Rémi Fraisse ».
Depuis dix ans, le nom de Rémi Fraisse est présent dans toutes les mobilisations écolos, dans les manifestations contre les violences policières. Comme un symbole. Qu’en pensez-vous ?
Véronique : Effectivement, tout le monde s’est approprié sa mort, son passé ou même son futur. Ce n’est pas forcément malveillant mais, parfois, c’est surprenant. Il est devenu un martyr et un étendard.
Voulez-vous nous raconter qui était Rémi ?
Rémi était un jeune pacifiste plein de vie qui faisait des études en gestion et protection de la nature. Il était bénévole à France Nature Environnement (FNE) Midi-Pyrénées et avait adhéré à la Ligue des droits de l’homme. Avec FNE, il faisait des relevés de la présence de la renoncule à feuilles d’ophioglosse, une fleur jaune protégée qui est aujourd’hui devenue son emblème. Il était respectueux des autres, des animaux, de la nature. Je me souviens, quand il était petit et qu’on faisait des balades en famille, il ramassait avec son père les déchets pour les mettre à la poubelle. Il a eu une conscience écologique très tôt et disait souvent que « les arbres, c’est la vie ». Il essayait de faire en sorte que ses actions soient conformes à ses valeurs. Mais c’est le hasard qui l’a conduit à Sivens.
Le 26 octobre, dès 10 heures, à la Maison de la forêt de Sivens, à Lisle-sur-Tarn (81), sera commémorée la mort de Rémi Fraisse. Le matin sera consacré à un atelier chant et à une « balade mémorielle et naturaliste ». L’après-midi, une marche sera organisée sur le lieu de résistance au barrage, avec une chaîne humaine le long de l’ancienne ZAD et plusieurs témoignages. Plus d’informations et inscription en écrivant à sivens10ans@proton.me
Saviez-vous qu’il se rendait à Sivens ce jour-là et connaissiez-vous la situation sur place ?
Même si on habitait la région toulousaine, on n’avait jamais entendu parler de la lutte contre le barrage avant. Je connaissais celle de Notre-Dame-des-Landes, mais sans plus. J’étais loin d’imaginer qu’on pouvait tuer des gens ainsi. Ce jour-là, un de ses amis voulait s’y rendre, mais n’avait pas de véhicule. Rémi a décidé d’y aller, de l’emmener ainsi que d’autres amis, car l’événement était annoncé festif avec des concerts. Dans l’après-midi, il est passé à la maison avec eux pour récupérer un blouson et un duvet. Ils ont assisté à des débats et aux concerts.
À la fin, ils ont entendu des bruits qui ont attiré leur attention. Est-ce qu’ils ont compris que c’étaient des affrontements ? Je n’en sais rien. Un grand nombre de personnes ont décidé de se rapprocher. La suite de l’histoire, vous la connaissez. Rémi n’était ni manifestant, ni zadiste, ni activiste. Oui, il avait une conscience écologique. Et peut-être que s’il avait assisté ce jour-là à de tels événements et que quelqu’un était mort, il serait devenu militant.
Pourquoi témoignez-vous aujourd’hui ?
Dix ans après, il me semblait important de témoigner des mensonges d’État qui ont suivi la mort de Rémi et de la façon dont a été traité le dossier. Mais aussi pour permettre aux gens de poser un autre regard sur les événements actuels qui se déroulent dans les manifestations contre les mégabassines ou sur la mobilisation contre l’A69. J’ai lu le dernier rapport de la commission d’enquête sur les atteintes au droit lors des opérations de police et de gendarmerie sur l’A69. C’est assez consternant.
L’histoire se répète. L’État n’a pas tiré de leçons de la mort de Rémi. Le mode opératoire, les outils de communication sont toujours les mêmes. Dès qu’il y a un blessé ou un mort, ils cherchent à créer de la confusion, de l’ambiguïté, en mentant sur le déroulé des événements, en criminalisant la victime, voire la famille, pour les transformer en coupables et ainsi tenter de justifier la violence d’État.
Comment se sont passées les heures immédiates qui ont suivi la mort de Rémi ?
Ça a été deux jours de mensonges, de diverses stratégies pour le rendre responsable, pour incriminer la famille. Le premier mensonge concerne les conditions de la mort de Rémi. Il a très rapidement été annoncé qu’un mort avait été trouvé dans la forêt. Effectivement, des affrontements s’étaient déroulés dans la forêt. Dire ça faisait passer Rémi pour un méchant, un manifestant cherchant la confrontation.
Rémi était bien mort devant eux, loin de la forêt, et ils le savaient depuis le début. Ils ne voulaient pas que ça se sache.
Des journalistes du Monde ont rapidement révélé des enregistrements de dialogue entre les gendarmes qui disaient : « Il est mort, le mec, il ne faut pas que ça se sache. » Rémi était bien mort devant eux, loin de la forêt, et ils le savaient depuis le début. Ils ne voulaient pas que ça se sache. Le deuxième mensonge était de faire croire que Rémi avait un cocktail Molotov dans son sac à dos, qui aurait malencontreusement explosé.
Ils ont aussi dit que les zadistes avaient volé son sac à dos, donc ils ne pouvaient rien vérifier. Or, quand on a lu le dossier, on a découvert que le sac à dos faisait partie des pièces à conviction, donc il n’a pas été volé, il a bien été récupéré par les gendarmes, qui savaient d’entrée qu’il n’y avait pas de traces de cocktail Molotov. Leur discours a changé quand il a été annoncé que des traces de TNT avaient été retrouvées sur le corps. À partir de là, ils se sont retrouvés un peu acculés face à la vérité. L’enquête à charge contre Rémi ayant échoué, l’enquête à décharge pour les gendarmes pouvait démarrer.
Comment ont-ils fait pour tenter de vous intimider et d’incriminer votre famille ?
Dans toutes les auditions, ils demandaient toujours aux copains de Rémi : « Où est le sac à dos ? Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Est-ce que Rémi fumait des pétards ? » Ils ont également fait une perquisition chez Rémi. Ils ont pris son ordinateur : il n’y avait rien de compromettant dedans, mais ils ont mis plusieurs mois à le rendre. Sûrement pour nous faire peur, nous faire douter. On a découvert également dans le dossier une histoire complètement lunaire. La sœur de Rémi se prénomme Chloé et était répertoriée dans son téléphone à « Clo ». Les gendarmes ont alors cherché et trouvé une Clotilde Fraisse qui n’a aucun lien de parenté avec Rémi.
Son véhicule a été volé et déposé volontairement devant la gendarmerie de Rodez, dans le but de faire croire que la sœur de Rémi aurait eu envie de se venger. Cette enquête était dans le dossier et a été clôturée aussitôt par un ordre venu du ministère de l’Intérieur, quand ils se sont rendu compte, j’imagine, que cette Clotilde n’avait aucun rapport avec la sœur de Rémi. Les heures qui ont suivi la mort de Rémi ont servi à tenter de l’incriminer, lui et ses proches. Pourquoi ces mensonges et cette mise en scène en haut lieu, sinon pour cacher leurs responsabilités dans sa mort ? Ils ont su à la minute où il est mort qu’ils l’avaient tué.
Au départ, aviez-vous confiance en la justice ?
Bien sûr ! Pour moi, la justice faisait son travail. Mais, dès le début, l’enquête a été menée par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) sur les gendarmes. Cela ne peut garantir une enquête indépendante et impartiale. Ensuite, les juges ne se sont pas saisis des contradictions dans les déclarations des gendarmes et de la hiérarchie présente ce soir-là sur le lieu du drame. Elles n’ont pas tenu compte non plus des témoignages directs des manifestants qui ont vu Rémi s’effondrer devant eux, ni des témoignages des gendarmes derrière le grillage qui disent que les mégaphones étaient en panne, le projecteur aussi, alors qu’il faisait nuit noire et que le lancer de la grenade s’est fait au jugé.
Il est donc possible pour des gendarmes de tuer un jeune homme de 21 ans sans être inquiétés et sans qu’il n’y ait de procès.
De plus, toutes nos demandes d’actes ont été refusées : la reconstitution du drame, le visionnage des vidéos, l’audition des donneurs d’ordres, notamment du préfet et de son directeur de cabinet. Les juges ont également refusé la confrontation entre les versions différentes des gendarmes et celles des témoins directs. Avec tous ces refus, impossible de remonter sur la chaîne de commandement et de déterminer les ordres qui ont été donnés.
Comment avez-vous vécu les décisions de justice ?
En 2018, les juges ont ordonné un non-lieu. Cela a été confirmé par la cour d’appel en 2020, puis par la Cour de cassation en 2021. Un non-lieu, ça veut dire qu’il ne s’est rien passé, que ça n’a pas eu lieu. On nous a parlé d’accident, de « pas de chance ». Il est donc possible pour des gendarmes de tuer un jeune homme de 21 ans sans être inquiétés et sans qu’il n’y ait de procès. Ce non-lieu n’est-il pas un feu vert donné aux forces de l’ordre ? Concernant la procédure administrative, la cour d’appel administrative de Toulouse a confirmé en 2023 la responsabilité de l’État, mais seulement à 80 %.
Pour elle, il n’y a pas de faute des gendarmes, « qui ont fait un usage des armes dont [ils] disposaient de manière graduelle et proportionnée aux violences ». Ce jugement dit que Rémi est responsable à 20 % d’imprudence fautive, car il s’est « délibérément rendu sur les lieux d’affrontements ». Mon fils est donc reconnu fautif d’imprudence pour avoir secouru un blessé au sol, l’avoir mis à l’abri et être revenu les bras en l’air en direction des gendarmes en signe d’apaisement.
Dans une interview publiée dans Politis, en 2023, Bernard Cazeneuve – qui était en 2014 ministre de l’Intérieur – répondait à Clémentine Autain sur la mort de Rémi Fraisse. Il a notamment évoqué une lettre adressée à votre famille.
En effet, il m’a envoyé une lettre manuscrite, et ne l’a pas rendue publique. Il me semble, au vu des éléments précédents autour du dossier de la voiture volée, de la gestion de l’affaire, qu’effectivement il y a beaucoup de choses qu’il n’a pas rendu publiques. Mais je n’ai pas besoin de lettres venant du gouvernement, j’ai besoin qu’ils fassent la lumière sur ce dossier, qu’ils assument leur responsabilité et qu’ils en tirent des leçons. Cazeneuve dit avoir donné « des instructions écrites d’apaisement » car il redoutait qu’un drame ne survienne.
Mais j’ai également lu dans le livre de Ségolène Royal qu’elle avait proposé de publier le rapport montrant les graves carences environnementales du projet de barrage et l’illégalité des autorisations délivrées par le préfet, juste avant le rassemblement du 25 octobre, puis d’annoncer la suspension du projet pour faire retomber la pression. Or elle raconte que, lors d’une réunion à Matignon, Bernard Cazeneuve et Manuel Valls décident de laisser se dérouler la manifestation et de ne pas rendre public le rapport. Qui croire ?
Est-ce ainsi que l’on veut traiter des personnes ayant une conscience écologique ?
Que pensez-vous de l’utilisation du terme « écoterroriste », employé notamment par l’ancien ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ?
À l’époque de Sivens, on parlait de « jihadiste vert ». Sur le terrorisme, l’ONU parle d’actes criminels conçus ou calculés pour terroriser l’ensemble d’une population ou un groupe de population. Le terroriste est une personne qui porte atteinte à la sûreté de l’État, et qu’on doit éliminer. Les mots ont un sens ! Est-ce l’image que l’on veut donner des militants écologistes ? Est-ce ainsi que l’on veut traiter des personnes ayant une conscience écologique et qui dénoncent des projets écocides ?
Quand vous avez découvert la lutte contre l’A69, qui n’est pas très loin de chez vous, que vous êtes-vous dit ?
J’étais affolée. Tout comme je l’étais quand j’ai vu les violences à Sainte-Soline lors des manifestations contre les mégabassines. Il y a eu tellement de blessés, deux personnes dans le coma. Ce sont des vies anéanties, des familles anéanties, des gens traumatisés dans leur chair. Sur l’A69, quand j’ai su que les forces de l’ordre faisaient tomber les gens des arbres, ça m’a atterrée. Je me suis dit « ça recommence, ce n’est pas réel ». Les gouvernements changent mais, sur le terrain, la gestion de ces événements ne change pas. Il faut qu’ils laissent les gens manifester. Le droit de manifester existe.
Certains médias couvrent les manifestations et ne montrent que les scènes de violence en boucle. De toute façon, même la violence ne justifie pas d’être tué ou mutilé. Rémi n’avait jamais manifesté, il ne connaissait pas les codes des manifestations, il n’avait pas la notion du danger. Comment aurait-il pu savoir qu’on allait le tuer ? Il a vu une personne en danger, il a voulu apaiser une situation qu’il jugeait insensée. Dix ans après, ne pouvant revenir en arrière et changer l’événement, je me dis que je suis vraiment fière de mon gamin qui a voulu aider son prochain même dans ces conditions.