« 50 ans après, j’ai gagné contre l’État chilien »
En 1973, Michel Blin, étudiant en ingénierie agricole, s’était retrouvé au milieu du coup d’État d’Augusto Pinochet.
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En 1973, Michel Blin, étudiant en ingénierie agricole, se retrouve au milieu du coup d’État d’Augusto Pinochet. Arrêté, il sera enfermé pendant plusieurs semaines dans des conditions très difficiles. Plus de cinquante ans après les faits, il a réussi à faire condamner l’État chilien pour sa responsabilité dans cette affaire.
Cinquante et un ans après les faits, je viens de gagner mon procès contre l’État chilien. En septembre 1973, après des études d’ingénieur agricole, je décide d’observer de près la réforme agraire de l’Unité populaire de Salvador Allende. Après une semaine à l’air libre au centre de Santiago, j’assiste au coup d’État d’Augusto Pinochet et je vois les avions bombarder le palais présidentiel de La Moneda.
Deux jours après ces événements, je suis arrêté par les carabiniers dans mon hôtel. Pendant une journée, je reste enfermé dans un commissariat avant mon transfert. Je suis ensuite envoyé au Stade national de Santiago et emprisonné dans un vestiaire avec une cinquantaine de militants latino-américains.
J’ai occulté ces « événements » en les enfouissant dans ma mémoire.
Je reste ainsi enfermé pendant quinze jours dans des conditions plus que précaires : nourriture limitée (soupe et pain) ; froid ; un tour de rôle est organisé pour dormir par terre, faute de place ; peur car sans nouvelles dans un pays inconnu ; seul dans un couloir sans savoir ce que je vais devenir ; mauvais traitements à coups de crosse. Grâce à l’action de l’ambassade de France et de la Croix-Rouge internationale, je suis finalement conduit à l’ambassade puis expulsé vers la France.
De cette semaine à l’ambassade, je n’ai aucun souvenir. Je me rappelle simplement le soutien d’un prêtre-ouvrier qui veillait sur moi car je délirais. Durant les années suivantes, j’ai occulté ces « événements » en les enfouissant dans ma mémoire, jusqu’à l’arrestation de Pinochet, à Londres, en novembre 1998.
Depuis, j’ai gardé un intérêt pour le Chili – mes amis disent une « obsession » – qui m’a fait rencontrer et militer au sein de l’Association des ex-prisonniers politiques chiliens en France (AEXPPCHF), dont je suis toujours membre. Une amie de l’association m’a conseillé et soutenu (ainsi que 60 autres dossiers) dans mes démarches de reconnaissance de victime de violations des droits humains auprès de la Commission Valech II. Reconnaissance que j’ai obtenue en 2011.
L’objectif était de me réparer et de montrer le caractère massif de la répression exercée par la dictature chilienne.
L’objectif était de me réparer et de montrer le caractère massif de la répression exercée par la dictature chilienne. L’association a aussi organisé un recueil en vidéo de témoignages de 90 ex-prisonniers politiques pour la mémoire : un exemplaire est conservé à la BDIC de Nanterre-Université et un autre au Musée de la mémoire et des droits humains de Santiago.
J’ai toujours continué à m’intéresser de très près à l’actualité chilienne. J’ai aussi pu retrouver le prêtre-ouvrier qui avait veillé sur moi. En 2004, il a organisé un voyage au Chili pour donner à voir une nouvelle réalité et des lieux de mémoire. En décembre 2010, j’ai assisté au procès à la cour d’assises de Paris des 15 bourreaux militaires et civils de quatre disparus français. Quelle émotion pour les familles qui attendaient ce moment depuis trente-sept ans ! Ce procès honore la justice française : les militaires – absents (quel courage !) – ont été condamnés mais non extradés par les gouvernements démocratiques chiliens.
Or le problème est bien là ! Certes, les victimes sont indemnisées par l’État, mais les bourreaux ne sont pas inquiétés, s’étant auto-amnistiés dans les années 1980. Peu de militaires, contrairement à ce qui s’est passé en Argentine, ont été jugés et condamnés – les assassins du chanteur Victor Jara l’ont été seulement l’an dernier. Ce n’est pas une pleine justice.
Mon objectif actuel est de faire connaître cette victoire au peuple chilien et, ainsi, de lutter contre les négationnistes actuels.
En octobre 2019, sur les conseils d’amis de l’association, j’ai entamé une action judiciaire contre l’État pour qu’un tribunal civil indépendant reconnaisse ses torts : mon avocat chilien, du cabinet de Nelson Caucoto, spécialiste de la défense des droits humains, a reçu mon mandat judiciaire le jour du déclenchement de l’Estallido (l’explosion sociale). Depuis que je suis à la retraite, j’organise des débats dans des classes de lycée de mon coin et je participe à des débats-projections de films pour exorciser mon traumatisme et perpétuer la mémoire.
Cinq années après, ce fut une joie de recevoir le jugement qui reconnaît les faits, la responsabilité de l’État chilien, la caractéristique de lèse-humanité, les dommages physiques, psychologiques et moraux subis, et l’obligation de réparer. Mon avocat a fait appel au vu de l’indemnisation prononcée, trop faible selon les standards. Mon objectif actuel est de faire connaître cette victoire au peuple chilien et, ainsi, de lutter contre les négationnistes actuels : un tiers des Chiliens sondés approuverait le coup d’État contre Allende, et la moitié trouverait normal de provoquer un coup d’État si le président a failli !
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