« No Other Land » : flagrant délit de colonisation

Quatre jeunes cinéastes palestiniens et israéliens présentent un témoignage exceptionnel sur la violence coloniale.

Denis Sieffert  • 12 novembre 2024 abonnés
« No Other Land » : flagrant délit de colonisation
Le film est aussi une histoire d’amitié, une leçon d’espoir qui défie la barbarie.
© L’atelier Distribution

No Other Land / Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor / 1 h 35.

Une arme fait encore peur à l’armée israélienne : la caméra. Surtout lorsqu’elle est entre les mains talentueuses de jeunes cinéastes activistes (c’est ainsi qu’ils se définissent) palestiniens, intrépides jusqu’à l’héroïsme, rejoints par un jeune journaliste israélien et une réalisatrice, israélienne elle aussi, avec l’espoir fou de sensibiliser ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas savoir. Ici, pas de grands discours, seulement des images, des images et encore des images d’une force incroyable.

Pendant cinq ans, Basel Adra et ses amis, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor, ont filmé à la dérobée, et au péril de leur vie, la destruction par l’armée israélienne de la communauté de villages de Masafer Yatta, dans le sud de la Cisjordanie (1). On partage le quotidien de la famille de Basel, des villageois qui vivent de l’élevage de leurs moutons, et de l’antique pompe à essence que tient le père. Une vie agraire qui se transmettait de génération en génération dans la quiétude bucolique d’un paysage rocailleux. Jusqu’à ce que le gouvernement israélien décide de chasser les villageois.

La France a remis le 5 novembre le prix Anna Politkovskaïa – Arman Soldin du courage journalistique à Yuval Abraham et Basel Adra, deux des réalisateurs de No Other Land.

Le processus administratif est toujours le même, aussi hypocrite que brutal. Israël prétend réquisitionner la terre pour des essais militaires, celle-ci est déclarée « zone de tir 918 », avant de la céder aux colons, voyous dépenaillés qui lancent leurs pierres et brandissent leurs armes à l’abri des militaires. Le malheur s’abat sur les villageois quand une masse sombre apparaît à l’horizon. Quelle maison, quelle famille sera cette fois la proie de cette armada de blindés et de bulldozers ?

Machine à détruire

Le choc est terrible quand ces robocops sans visage pénètrent dans le village, fusils-mitrailleurs au poing. Il y a là, en civil, le « chef de travaux », impavide et insensible aux suppliques, incarnation bureaucratique de la banalité du mal. « Tu n’as pas honte ? », lui demande un villageois. Il n’a pas honte, et les bulldozers peuvent entrer en action.

No other land

No Other Land est une histoire de destruction. La machine à détruire n’épargne rien, ni les maisons, ni l’école, ni les espaces de jeux des enfants, ni le poulailler, ni l’enclos des moutons, ni le puits que l’on bouche ­rageusement. Ni l’harmonie ancestrale d’un peuple avec sa terre. Et quiconque tente de s’interposer est jeté à terre et frappé, jusqu’à ce que, soudain, un coup de feu claque. La tragédie est alors à son comble. Mais Basel filme tout, avec sa caméra ou son téléphone. Et Yuval, le jeune Israélien de Beer-Sheva, écrit.

Une véritable œuvre de cinéma, violente et belle, alternant les scènes de destruction et les moments de complicité.

No Other Land est un miracle. Pendant cinq ans, les disques durs ont échappé aux fouilles de l’armée, et Basel a pu glisser entre les mains des militaires, parfois au prix de courses folles. Le montage, remarquable, a été réalisé dans une grotte où les villageois ont trouvé refuge. Le résultat est une véritable œuvre de cinéma, violente et belle, alternant les scènes de destruction et les moments de complicité entre Basel et Yuval. Car ce film est aussi une histoire d’amitié, une leçon d’espoir qui défie la barbarie.

Trace ineffaçable

No Other Land ne renversera pas le cours des événements, mais il constitue une trace ineffaçable, un témoignage d’une force inégalée. On aimerait qu’il soit vu de tout le monde pour briser le mur de l’ignorance et de la mauvaise foi. Ce film nous plonge au cœur du projet colonial. Car il y a des centaines de Masafer Yatta. On pense à ces intellectuels roués qui, chez nous, parlent de la « complexité » du conflit pour brouiller les pistes. Il arrive que l’histoire soit manichéenne. Cela ne satisfait pas les beaux esprits, mais c’est la vérité simple et poignante que montrent ces images.

Sur le même sujet : L’éternel déni de la question coloniale

Encore un mot : ce documentaire s’arrête juste à la veille du 7 octobre 2023. Comme une réponse à ceux qui n’ont pas voulu entendre parler de contexte. Et on ne peut que s’interroger sur le sort des jeunes gens repoussés dans la grande misère des faubourgs des villes. Que feront-ils de leur colère ?