« Direct Action » : « La radicalité politique du sujet appelait une forme radicale »
Pour réaliser Direct Action, Guillaume Cailleau et Ben Russell ont filmé en immersion la vie quotidienne des zadistes de Notre-Dame-des-Landes.
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Direct action / Guillaume Cailleau & Ben Russell / 3 h 33.
Qu’en est-il aujourd’hui de la vie des zadistes à Notre-Dame-des-Landes ? Le Français Guillaume Cailleau et l’Américain Ben Russell, cinéastes habitués à travailler ensemble, ont voulu y voir de plus près. De très près même, s’immergeant dans le quotidien des 150 personnes qui y habitent et y travaillent. À la ZAD, tout est organisé et accompli en fonction du mode de vie qui a été choisi et s’oppose à nos sociétés de gaspillage et de consommation.
Aux yeux des cinéastes, Direct Action – le titre est en anglais – ne pouvait pas ne pas être en cohérence avec les valeurs des personnes qu’ils ont filmées. Explications avec Guillaume Cailleau et Ben Russell à propos d’un film dont la durée, 3 h 30, et le rythme permettent aux spectateur·rices, dont l’attention est par ailleurs trop souvent happée, de se rendre disponibles à la beauté qu’il recèle.
Quelle continuité voyez-vous entre le cinéma expérimental ou le documentaire ethnographique tels que vous les avez pratiqués jusqu’à maintenant et ce film-ci ?
Ben Russell : Il y a une continuité directe.
Guillaume Cailleau : Nous venons du cinéma expérimental, qui a toujours été projeté dans les salles. Cela a commencé avec les frères Lumière ou Méliès, et continué à travers les différentes avant-gardes. Pour nous, la forme est essentielle. Dans tous les films que nous avons faits, elle est associée au sujet qui lui correspond. C’est encore le cas avec Direct Action. En outre, nos sujets sont souvent politiques, de même que notre façon de travailler, qui est très indépendante.
B. R. : Mon troisième long métrage portait sur des mines de cuivre et d’or en Serbie et au Suriname. Même si le contexte est très différent, on y voit aussi des gens au travail, formant une petite société. L’idée était de réaliser un portrait des ouvriers qui vivaient dans cet endroit, et de l’endroit lui-même. C’était cette même idée de portrait que nous avions ici.
Le temps est l’un des thèmes essentiels qui traversent Direct Action. Vous avez notamment passé beaucoup de temps avec les personnes de la ZAD afin d’établir une relation de confiance. Comment avez-vous procédé ?
G. C. : Quand nous avons pris contact avec les gens de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, nous leur avons demandé si nous pouvions passer du temps avec eux en vue de réaliser un film. Nous n’avions pas une idée précise de ce qu’il serait. La première semaine, nous n’avons pas tourné, sauf le dernier jour. Nous avons passé la semaine à discuter, à cuisiner, à travailler, bref, à participer aux activités. Notre position était cependant très claire dès le départ : celle de cinéastes. En tout, sur quatorze mois, nous avons passé cent jours avec les personnes de la ZAD. Nous tournions un plan par jour, sachant que nos plans durent cinq à dix minutes.
Nous avions envie de faire un film décroissant en matière d’attention.
G.C.
Nous ne réalisions qu’une prise par plan. Par exemple, si quelqu’un faisait du maraîchage pendant quatre heures, nous tournions cinq ou six minutes. Nous sortions la caméra si tout le monde était d’accord. Nous déterminions le cadre, et celles et ceux qui désiraient ne pas apparaître pouvaient se tenir hors de celui-ci. Cette façon d’agir, très lente, nous permettait non pas de faire oublier notre présence mais de la rendre banale. Nous dormions sur place, au sein des différents collectifs, pour essayer d’avoir une vue globale de l’ensemble de la ZAD.
Notre portrait est évidemment incomplet – comme tout portrait – car vivent là-bas cent cinquante personnes et trente collectifs. Nous avons réalisé des plans dans le maximum de lieux différents pour avoir la vision la plus étendue possible. Nous avions nous-même besoin de temps pour comprendre le lieu, même si cette compréhension reste toujours imparfaite. D’ailleurs, nous avons continué à y réfléchir, puisqu’à la suite du film nous avons écrit un livre (1).
À paraître le 11 décembre chez Iris Éditions. Disponible en précommandes sur www.iriseditions.com.
Une autre dimension du temps réside dans la durée des plans, qui par ailleurs sont fixes. Comment cette forme s’est-elle imposée ?
B. R. : Après la première visite, nous avons décidé de filmer par plans-séquences avec un trépied et des plans fixes. Nous avons regardé auparavant beaucoup de documentaires et de reportages sur la ZAD. Nous ne voulions pas refaire la même chose. C’est pourquoi nous avons aussi opté pour qu’il y ait peu de paroles. Ce qui permet d’être plus attentif à tout le reste. Or il se passe beaucoup d’autres choses à l’image et au son. La radicalité politique du sujet appelait une forme radicale.
La fabrication d’un film et sa forme doivent être en cohérence avec son sujet.
B.R.
Il fallait aussi un accord entre ce propos politique et la manière de faire les images. Nous avons tourné en 16 mm, pas en numérique, et avions en tout et pour tout douze heures de rushes. Sur la ZAD, les habitants se posent des questions du même type : comment construire telle maison ? Avec quel bois ? D’où vient cette machine ? À qui vend-on les galettes que l’on produit ? À nos yeux, la fabrication d’un film et sa forme doivent être en cohérence avec son sujet.
Cela correspond à la fameuse formule de Godard : faire politiquement des films plutôt que des films politiques.
G. C. : Nous avions envie de faire un film décroissant en matière d’attention et de proposer aux spectateurs de ralentir et de repenser leur rapport de consommation aux images. En l’occurrence, la forme radicale était une forme très simple. Ces cadres fixes relèvent aussi d’un choix clair par rapport au fait qu’on ne peut pas tout montrer. À charge au spectateur d’imaginer le hors-champ. Nous réfléchissions en amont sur ce qui allait se passer dans le plan avant de le tourner.
Par exemple, lorsque nous avons filmé la femme avec la tronçonneuse, il était très vraisemblable qu’un cheval passerait à l’arrière, que les autres bûcherons arriveraient, déposeraient leurs outils et qu’il y aurait un échange entre eux. Bien sûr, nous ne contrôlions pas ce qui se passait. Mais nous avons pu anticiper certains « événements ». Si le plan est bien préparé et bien anticipé, tout ce qui s’y passe est encore mieux que ce qu’on a imaginé a priori.
La durée des plans provoque une attention aux moindres gestes. Or certains gestes sont très répétitifs, comme ceux de l’homme qui fait des galettes. C’est une séquence presque hypnotique d’où émane une forme d’harmonie…
B. R. : Avec les neuf plaques à galettes dont il dispose, il en fait huit cents au cours d’une matinée…
G. C. : Ses gestes sont en effet répétitifs, et pourtant le rapport qu’il a avec ce travail est non aliénant. Ce qui est patent dans le film et que nous avons constaté sur place, c’est que beaucoup des travaux effectués sont difficiles. Mais tous savent pourquoi ils les font, ce qui explique leur ardeur à les accomplir.
Toutes ces activités trouvent leur sens dans leur finalité : la lutte.
B.R.
Direct Action est en effet un grand film sur le travail et sur le sens que ces personnes lui donnent…
B. R. : J’ai parlé plus haut de mon film avec les mineurs. Leur travail était très oppressant et dangereux : les ouvriers sont contaminés et meurent jeunes. C’est exactement le contraire à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où le travail procure du plaisir. Et il n’y a pas que le travail, mais aussi la transmission des compétences et des savoir-faire. Je pense toutefois que, pour toutes les personnes qui sont sur la ZAD, cela ne relève pas de l’exercice d’un métier. Ce sont des activités. Leur travail, c’est la lutte. Toutes ces activités trouvent leur sens dans leur finalité : la lutte.
Pourquoi avoir surtout filmé le travail manuel ?
B. R. : Nous avons filmé un garçon qui fait du rap, un pianiste, une partie d’échecs, une réunion de veille de manifestation, une conférence de presse… Mais, à l’écran, le travail intellectuel n’est pas toujours très cinématographique.
G. C. : Nous avons assisté aux réunions délibératives, mais l’accord pour se laisser filmer n’a jamais été unanime de la part des protagonistes.
B. R. : Leur refus tient au fait qu’ils craignent que de telles images puissent profiter à la surveillance policière.
Ce qu’on a aussi compris, c’est que la caméra déstabilise le processus démocratique.
G.C.
G. C. : Ce qu’on a aussi compris, c’est que la caméra déstabilise le processus démocratique. Certains peuvent s’abstenir de participer à une réunion s’il y a une caméra.
Pourquoi travaillent-ils avec des outils souvent anciens ? Par exemple, ils labourent avec un cheval et une charrue.
G. C. : Quand la lutte a commencé, ce territoire n’était pas fait pour être agricole. Des agriculteurs ont soutenu les zadistes en leur donnant des outils qui n’étaient pas forcément les plus neufs. Ils leur ont aussi donné des animaux. C’est pourquoi le troupeau de moutons que l’on voit dans le film est dépareillé. Il n’est pas calibré comme un troupeau de ferme classique.
B. R. : Cette façon de travailler, qui rappelle des événements du passé, anticipe aussi sur l’avenir, indique la direction vers laquelle nous devrions aller en termes d’utilisation des outils ou de production raisonnée : sur la ZAD, les gens produisent pour entretenir les communautés locales, pas pour vendre à grande échelle.
Le film s’achève par plusieurs séquences tournées à Sainte-Soline lors de la manifestation de mars 2023. Pour quelle raison ?
G. C. : À l’invitation des zadistes, nous nous sommes rendus à Sainte-Soline avant tout en soutien. Mais, puisque nous y étions, nous avons enregistré des images et des sons, là encore avec un trépied et des plans fixes, mais pas en étant aussi proches des personnes et sans savoir ce qu’il se passerait. D’ailleurs, personne n’imaginait à quelle répression cette manifestation serait confrontée.
Vous êtes-vous posé la question de ne pas intégrer ce que vous aviez filmé à Sainte-Soline dans le film, au nom de sa cohérence ?
B. R. : Non, parce que dans la ZAD nous voulions évoquer le passé, mais sans en parler explicitement, en restant dans le présent. Nous-mêmes, qui sommes arrivés en 2022, nous n’avions pas cette expérience-là. Filmer ce qui s’est passé à Sainte-Soline donnait aussi à voir, à imaginer, les destructions et les expulsions de 2012 et de 2018 à Notre-Dame-des-Landes.
Les jeunes activistes se sont réapproprié le terme « action directe » (…) sans aucune dimension ultraviolente ou meurtrière.
G.C.
G. C. : D’une certaine façon, la préparation de la manifestation de Sainte-Soline commence dès le début du film, dès son titre : Direct Action, à quoi répond l’expression « retrouver du pouvoir d’agir » qu’on entend à la fin. Je précise que les jeunes activistes se sont réapproprié le terme « action directe », très connoté historiquement, sans aucune dimension ultraviolente ou meurtrière. C’est aussi parce que les membres d’Action directe n’ont pas pratiqué la « direct action » telle qu’on la voit dans le film. Il y a toutefois un plan que nous avons hésité à garder. C’est celui où les manifestants viennent au contact de la police et mettent le feu à un véhicule.
Nous l’avons gardé car, dans la séquence qui précède, on voit la violence des forces de l’ordre, qui est d’une tout autre ampleur. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé qu’une quarantaine de policiers avaient été blessés. Mais plus de la moitié de ces « blessés » avaient en fait inhalé leur propre gaz lacrymogène. Du côté des manifestants, on comptait trois cents personnes blessées, deux dans le coma et une ayant perdu un œil. Dans le film, quelqu’un vient et nous dit : « Ce n’est pas cela qu’il faut filmer. » Je crois que cela rappelle à tout le monde combien ce type d’images relève de l’imagerie spectaculaire des manifestations.