« Voyage à Gaza » : résister et rêver d’ailleurs
Piero Usberti rend compte de l’existence difficile mais fière de Gazaouis dans un film tourné avant le 7-Octobre.
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Voyage à Gaza / Piero Usberti / 1 h 07.
Un carton final nous apprend que Piero Usberti a achevé le montage de Voyage à Gaza le 23 septembre 2023. Ce qu’il montre avait donc lieu avant. Avant l’entreprise de destruction opérée par l’armée israélienne. Cette tragique réalité hante nos yeux de spectateur. Il est impossible de regarder ce film sans se demander ce que telle ou telle personne filmée est devenue, ce qu’il reste de tel immeuble, de tel quartier.
Les images prises par Piero Usberti datent de 2018, année où il a fait deux séjours à Gaza, d’un mois puis deux. S’il était déjà très au fait de l’histoire et de la situation des Palestiniens, il est venu avec l’intention première de découvrir des paysages, des gens. Il ouvre pourtant son film sur les obsèques de Yasser Mortaja, un jeune photographe de 27 ans qui travaillait pour Al Jazeera et avait réussi à se procurer un drone afin de pouvoir faire des prises de vue de haut.
Une perspective verticale à laquelle les Palestiniens n’avaient pas accès. Comme si, jusque-là, il restait un angle mort dans le regard qu’ils pouvaient poser sur eux-mêmes. Alors que les Israéliens bénéficient d’une vision panoptique, le ciel de Gaza étant chargé de leurs drones inquisiteurs (les « zananas », selon le terme qu’utilisent les Gazaouis pour les désigner, ou « gros moustiques »).
Le début de Voyage à Gaza, où Piero Usberti expose un certain nombre de constats sans concession – « Gaza est la prison la plus grande du monde », « Israël est une des entreprises coloniales les mieux réussies au monde, accompagnée de deux autres qui ont su faire oublier leur nature même de colonies : les États-Unis et l’Australie » –, ressemble à un film manifeste.
Il fixe le contexte au moyen d’un commentaire en voix off, très écrit, et d’une musique de tambours. Une forme semblable à celle du court métrage de Chris Marker sur François Maspero, Les mots ont un sens (1970), le cinéma de Marker ayant eu manifestement une grande influence sur Usberti.
Une fois ses valises posées, le réalisateur se met à l’écoute et fait des rencontres. Avec des jeunes, comme lui – il a 25 ans en 2018. Ce sont Sara, travailleuse sociale, plus particulièrement auprès des femmes, assurant par ailleurs des cours d’italien ; Mohanad, qui a la particularité de vivre seul – les femmes vivant seules sont encore plus rares –, athée et communiste, qui a constitué une bibliothèque philosophique et politique en partie avec des livres interdits ; ou Mohamed, qui passe son temps à inventer des manières de s’évader de la bande de Gaza, tentatives à chaque fois vouées à l’échec.
« Un courage qui semble entré dans les os »
Tous ont la sensation d’étouffer et rêvent, comme Mohamed, de sortir et de parcourir le monde. Piero Usberti est cependant surpris par leur capacité à répondre à l’adversité. Même s’il souligne que leurs nuits ne sont pas tranquilles, il filme leurs rires quand le courant est coupé, leur vitalité lorsqu’ils font du sport, la finesse de leurs traits. Le cinéaste est à l’affût de la beauté, il en trouve dans les paysages, le long de la mer qui borde la partie ouest de la bande, mais surtout sur ces visages.
Voyage à Gaza a ainsi deux dimensions complémentaires : le film prend position en faveur de la population gazaouie et se place aussi sur le plan humain, celui des amitiés qui se nouent, des paroles qui s’énoncent en confiance. « Qu’est-ce qui compte le plus dans ta vie ? La cause palestinienne », répond Douua. Une question existentielle avant d’être politique. Aucun·e ne dit suivre le Hamas, tant celui-ci complique leur vie déjà contrainte avec force interdits.
Douua a été blessé lors d’une manifestation pacifique se tenant chaque vendredi le long de la frontière avec Israël. La Great Return March (pour le droit au retour) est une mobilisation qui a duré 21 mois. C’est là que Yasser Mortaja a été tué par les snipers israéliens, comme 214 personnes dont 46 enfants (outre 36 143 blessés dont 8 800 enfants). Des chiffres donnés par le cinéaste, qui souligne que ces personnes désarmées sont « d’un courage qui semble entré dans les os, qui semble pris pour acquis ». Et du courage, il en faut pour les Gazaouis…