Pop et facho, l’extrême droite captive les jeunes sur les réseaux

Tout en se revendiquant apolitiques, des influenceurs instrumentalisent l’humour et les codes d’internet pour bâtir d’importantes communautés et propager des idées réactionnaires.

Thomas Lefèvre  • 6 novembre 2024 abonné·es
Pop et facho, l’extrême droite captive les jeunes sur les réseaux
© DR

Ce jour-là, la fachosphère est allée trop loin. Dans la commune de Montjoi (Tarn-et-Garonne), une querelle oppose un agriculteur à son voisin britannique. Le premier est un ami du vidéaste d’extrême droite Papacito, qui décide de se mêler de la brouille. Pour défendre son ami, il réalise deux vidéos, publiées en 2022 et en 2023, dans lesquelles il ne tarit pas d’insultes à l’égard du ressortissant britannique et de Christian Eurgal, maire du village.

Il désigne l’élu comme étant une « fouine ». Dans la seconde vidéo, on voit une personne déguisée en cet animal se faire pourchasser par un groupe d’hommes armés. La séquence se termine sur le passage à tabac puis le viol de la « fouine »… À la suite de cet épisode, Christian Eurgal a vécu un calvaire, recevant des menaces de mort de la part de fans du vidéaste. Il a même dû être placé sous protection policière.

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Ugo Gil Jimenez, plus connu sous le pseudonyme de Papacito, a été condamné en avril 2024 pour des faits d’injures publiques, de provocation à la haine et d’appel à la violence. Ce youtubeur est l’un des principaux représentants de la fachosphère francophone, cet ensemble hétéroclite de personnalités d’extrême droite sur internet.

Pendant longtemps, les médias traditionnels ont considéré que tout ce qui se passait sur Internet était insignifiant.

M. Macé

Déjà, en 2021, il poste une vidéo sur YouTube intitulée « Le gauchisme est-il pare-balles ? », dans laquelle on le voit tirer à l’arme à feu sur un mannequin représentant un militant de gauche. Jean-Luc Mélenchon porte plainte le lendemain et les médias s’emparent du sujet. Éric Zemmour vole au secours de Papacito, déclarant sur le plateau de CNews que celui-ci est « un garçon sympathique et intelligent ».

« Pendant longtemps, les médias traditionnels ont considéré que tout ce qui se passait sur Internet était insignifiant», regrette Maxime Macé, journaliste à Libération, qui a récemment publié Pop Fascisme (Divergences, 2024) avec son confrère Pierre Plottu. Les contenus d’extrême droite n’échappent pas à ce constat. Pourtant, les réseaux sociaux font partie intégrante des processus d’information et de socialisation, surtout chez les jeunes.

«YouTube est devenu la nouvelle télévision pour toute une génération», expose Maxime Macé. Le docteur en sciences politiques Tristan Boursier confirme : « Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont une place certaine dans le processus de politisation. Ils viennent s’ajouter aux espaces de socialisation classiques comme la famille, l’école, les associations sportives, etc. »

Internet permet une désintermédiation. Entre les émetteurs et les receveurs d’un message politique, il n’y a plus de filtres, incarnés par les journalistes dans les médias classiques. «Plus une pensée politique est marginale ou marginalisée, plus elle va trouver des canaux de diffusion alternatifs, comme internet », détaille Tristan Boursier. Des personnes issues de différentes mouvances de droite radicale ont donc naturellement investi les espaces numériques que sont les blogs ou les réseaux sociaux. Il est difficile de quantifier précisément leur impact sur leur public, mais une chose est sûre : elles ont de l’influence.

Antiféministes, homophobes, racistes…

Sur YouTube, le plus gros site d’hébergement de vidéos, les stars de l’extrême droite francophone sont Papacito, Thaïs d’Escufon, Baptiste Marchais, Julien Rochedy ou encore Le Raptor – Ismaïl Ouslimani de son vrai nom. Ce dernier s’est surtout fait connaître à partir de 2015 et comptabilise aujourd’hui 700 000 abonnés sur sa chaîne pour un total de 42 millions de vues cumulées sur toutes ses vidéos. Depuis 2023, il s’est tourné vers le format audio et produit des podcasts pour tenter d’échapper à la régulation des plateformes.

Les influenceurs d’extrême droite français se sont inspirés de l’alt-right états-unienne.

T. Boursier

En effet, ceux qui créent du contenu sur internet n’échappent pas à la surveillance de l’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ni à celle des sites qui diffusent leur contenu. Par exemple, YouTube a fermé la chaîne de Papacito en 2023 pour intimidation et harcèlement, alors que celui-ci avait déjà été banni de Twitter en 2021.

Aux États-Unis, le format du podcast est largement dominant au sein des communautés de droite radicale en ligne. « Les influenceurs d’extrême droite français se sont inspirés de l’alt-right états-unienne, en adaptant leurs discours aux spécificités françaises », rappelle Tristan Boursier.

Le terme de fachosphère regroupe une galaxie de groupuscules et de communautés plus ou moins importants. Il existe différents courants, allant du néoconservatisme ultralibéral au nationalisme identitaire et révolutionnaire. En France, parmi les premières figures de ces mouvements, on peut citer le site identitaire Fdesouche, créé en 2005, ou l’association Égalité et Réconciliation,fondée par deux anciens responsables de l’organisation d’extrême droite Groupe union défense (GUD) et Alain Soral, en 2007.

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Ce dernier, proche de Dieudonné et membre du comité central du Front national pendant deux ans, est une des premières personnalités d’extrême droite francophone à devenir célèbre en ligne. « La fachosphère sur internet a permis la libération de la parole raciste, explique Maxime Macé. L’idée de remigration, par exemple, on n’en parlait que sur le site de Génération identitaire ou sur des sites encore plus radicaux. Maintenant, on pose la question sur LCI. »

Alain Soral a largement inspiré Le Raptor, l’un des influenceurs de la fachosphère ayant réuni la plus grosse communauté francophone. Ce dernier ne s’est jamais revendiqué d’extrême droite et refuse même cette affiliation, malgré son discours réactionnaire, antiféministe, homophobe, anti-­immigration. Selon Maxime Macé, « tous les influenceurs d’extrême droite ont commencé par dire qu’ils étaient apolitiques, ce qui a permis leur démocratisation sur internet ».

« Par l’humour, ils passent des messages politiques »

Pour essayer de réunir les plus larges communautés possibles, Le Raptor, comme d’autres, utilise l’humour et s’approprie les codes d’internet. « Par l’humour, ils passent des messages politiques, et c’est complètement assumé par certains, continue Maxime Macé. Le public consomme un contenu qui les détend, parce qu’il n’est pas “sérieux”, mais en même temps ça participe à leur politisation. »

Si le discours des influenceurs de la fachosphère est prétendument non politisé, leurs communautés sont très virulentes à l’égard des ennemis désignés par leurs idoles. Par exemple, en 2016, la vidéaste Marion Seclin réalise une vidéo pour le site web Madmoizelle dans laquelle elle dénonce le harcèlement de rue subi par les femmes. Il n’en fallait pas plus pour s’attirer les flammes du Raptor, aux positions antiféministes et masculinistes. Il publie une vidéo pour se moquer violemment de Marion Seclin, déclenchant une vague de harcèlement à l’encontre de la vidéaste.

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Elle a reçu plus de 40 000 messages d’injures sexistes, de menaces de viol ou de mort, selon un rapport du Haut Conseil pour l’Égalité. En commentaire de sa vidéo, on peut par exemple lire : « Tu mérites la mort, sale pute. Suicide-toi. » Ou encore : « saleté de catin sans cerveau ». Dans un entretien pour Libération, elle confie : « Je me suis déjà fait provoquer ou insulter dans la rue, j’ai aussi reçu des courriers anonymes dans ma boîte aux lettres. » Le Raptor a nié toute responsabilité dans cette affaire : « Ni moi ni personne ne pouvons maîtriser des communautés », argue-t-il.

Ils ont inhibé l’envie que pouvaient avoir d’autres personnes (…) de partager des avis politiques sur internet.

Usul

Chaque personnalité publique affichant des positions un tant soit peu ancrées à gauche risque de recevoir un déferlement de haine. Contactés par Politis, certains influenceurs ont d’ailleurs refusé de répondre à une demande d’interview pour cette raison. « Ils ont inhibé l’envie que pouvaient avoir d’autres personnes, surtout des femmes, de partager des avis politiques sur internet, abonde Usul, qui s’est fait connaître en produisant des vidéos – orientées à gauche – d’analyse politique, et est actuellement vidéaste pour le média Blast. Ils ont rendu le terrain dangereux. »

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Bien sûr, la démocratisation des idées d’extrême droite ne peut pas être imputée uniquement aux contenus en ligne. « Internet est souvent pointé du doigt, alors que ce sont avant tout les médias traditionnels qui participent à normaliser des discours extrémistes », rappelle Usul. Selon une enquête de l’Arcom publiée en mars 2024, la télévision et la radio restent la principale source d’information des Français : 80 % d’entre eux déclarent s’informer au moins une fois par semaine en regardant une chaîne de télévision. Un pourcentage qui tombe cependant à 46 % chez les 15-19 ans. Selon l’Arcom, les jeunes privilégient les réseaux sociaux et les moteurs de recherche comme sources d’information. 

Vers un déclin ?

Les discours et idées véhiculés par les influenceurs d’extrême droite sont légitimés par des médias comme CNews, Sud­Radio ou Valeurs actuelles, qui a invité Papacito et Le Raptor. Le magazine d’extrême droite a aussi investi le web avec sa déclinaison VA+, dans laquelle on retrouve des interviews de Papacito ou Dora Moutot, une influenceuse sur Instagram au discours transphobe.

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« On assiste depuis plusieurs années à l’ouverture de la ‘fenêtre d’Overton’ dans toute la société, alerte Maxime Macé. Dans les médias traditionnels, on peut citer l’émission ‘On n’est pas couché’, où Éric Zemmour et Éric Naulleau étaient chroniqueurs. » L’universitaire Philippe Corcuff, auteur de La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2021), rapproche d’ailleurs Zemmour et Soral, « deux variantes de l’ultraconservatisme idéologique à la française ».

Aujourd’hui, la génération d’influenceurs d’extrême droite sur YouTube, à laquelle appartient Le Raptor, n’est plus aussi importante dans le paysage politique sur internet, notamment grâce à la régulation des plateformes face aux discours d’incitation à la haine. « Il faut relativiser leur poids en termes d’audience, tempère Usul. Je pense qu’on va plutôt vers le déclin, voire la ringardisation de ces gens-là. C’était un espace contre-culturel, mais son importance est moindre maintenant. C’est dans l’espace médiatique mainstream que ça se joue. L’extrême droite s’étant banalisée et normalisée, elle n’a plus tellement besoin de ces subterfuges. »

Les partis politiques et leurs responsables communiquent désormais eux-mêmes sur les réseaux sociaux. À 29 ans, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, en est l’exemple typique. Dans une vidéo publiée le 24 juillet, qui comptabilise près de 5 millions de vues, on le voit manger des bonbons dans des moments du quotidien.

Les jeunes qui votent Bardella sont sur TikTok, mais les jeunes qui votent Mélenchon aussi. 

M. Macé

Cette vidéo, comme beaucoup d’autres sur son compte, ne contient pas de contenu politique à proprement parler et ressemble aux contenus de n’importe quel influenceur. «Jordan Bardella sait qu’une bonne partie des gens qui le suivent sur TikTok ne sont pas en âge de voter, mais qu’ils le seront un jour, avertit Maxime Macé. Il a un côté cool kid sympathique, il maîtrise parfaitement les codes des réseaux sociaux.»

Ces nouvelles méthodes de communication sur les réseaux sociaux ne sont pas l’apanage du RN. Le jeune député de La France insoumise Louis Boyard produit du contenu spécifique aux réseaux sociaux, avec un succès comparable à celui de Bardella. « Les jeunes qui votent Bardella sont sur TikTok, mais les jeunes qui votent Mélenchon sont aussi sur TikTok », résume Usul. Une guerre pour séduire et influencer la jeunesse dans laquelle l’extrême droite s’est lancée depuis de longues années.

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