Les « tradwives », entre antiféminisme et soumission
Cette tendance venue des États-Unis prône la réassignation des femmes à la sphère strictement domestique. De plus en plus de vidéos lifestyle inondent les réseaux sociaux, non sans inquiéter.
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Tous les dégoûts sont sur le net Pop et facho, l’extrême droite captive les jeunes sur les réseauxCinq heures du matin, début de la journée. Douche, coiffure, jupe élégante au-dessus du genou. 6 heures, préparation du petit-déjeuner. Quelques fruits, du pain fait maison. 7 heures, lever des enfants. La famille passe à table et tout s’accélère : emmener les petits à l’école, lessives, cuisine, ménage. Et rebelote le lendemain. Le tout avec le sourire, filmé et diffusé sur les réseaux sociaux. Les vidéos pullulent sur Instagram, vantant un retour à la division genrée des tâches. Ce sont les « tradwives » (« épouses traditionnelles »).
Le phénomène passionne, comme en témoigne l’émission « Envoyé spécial » du 10 octobre sur le sujet. La tendance actuelle sur les réseaux sociaux a débuté dans les années 2010 aux États-Unis, sur des forums comme Reddit. Sur la plateforme, un groupe est créé : les « red pills women », faisant référence au film Matrix. Dans ce long-métrage dystopique sorti en 1999, le personnage principal doit choisir entre deux vies radicalement différentes symbolisées par deux pilules, l’une bleue, l’autre rouge. La rouge permettrait un éveil sur une prétendue vérité : ici, l’antiféminisme.
Le concept commence à être récupéré par une frange de l’extrême droite, notamment par Thaïs d’Escufon, qui ne nous a pas répondu. L’influenceuse proche d’Éric Zemmour ne se revendique pas comme une tradwife mais en reprend les codes. En septembre, elle a débuté une nouvelle série de talk-shows sur YouTube, « Pilule rouge », où elle traite de la supposée guerre des sexes. Profondément réactionnaire, la jeune femme de 24 ans, qui rassemble 90 000 abonné·es sur la plateforme, fait l’apologie du masculinisme. Car la différence de Thaïs d’Escufon avec d’autres réside dans son auditoire : elle ne s’adresse qu’à la gent masculine.
Des influenceuses ont commencé à se filmer dans leur vie de tous les jours, glamourisant ce retour à la maison.
La tendance des tradwives s’est accentuée à l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016 et a commencé à s’exporter sur les réseaux sociaux pendant la pandémie de Covid-19. Le confinement a obligé à un repli sur soi au sein du foyer. Dès lors, des influenceuses ont commencé à se filmer dans leur vie de tous les jours, glamourisant ce retour à la maison. Ces vidéos qui empruntent aux codes des créateurs de contenus sont devenues virales.
Rétrogrades mais techno
L’esthétisation permet d’oublier que le message sous-jacent est idéologique et politique, comme l’explique Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue. Sur France 24, en mai dernier, elle souligne que ce procédé insidieux permet de rallier des femmes intriguées par un mode de vie traditionnel, pour ensuite leur proposer des contenus de plus en plus conservateurs et radicaux. On entre alors dans une boucle infernale instillant l’idée que le féminisme rendrait les femmes plus malheureuses qu’elles ne l’étaient auparavant. La soumission envers son mari devenant au contraire un idéal.
Estee Williams est la figure phare du mouvement américain. Coiffée à la Marilyn Monroe, elle met sa vie en scène sur les réseaux sociaux. Avec 119 000 abonné·es sur Instagram, elle est devenue une star interviewée sur les plateaux de Fox News. Un retour dans l’Amérique patriarcale des années 1950, à un détail près : ces influenceuses utilisent des technologies qui n’existaient pas à l’époque. Le « vlogging » (contraction de vidéo et blog) est même devenu leur source de revenus puisque les vidéos sont monétisées. Certaines vont jusqu’à faire des placements de produits ménagers ou esthétiques. Une incohérence flagrante pour celles et ceux qui vantent l’ancien temps et l’abandon de tout travail.
En France, le mouvement est moins présent. Comme aux États-Unis, les tradwives appartiennent souvent à la mouvance ultra-catholique. Hanna Gas en est l’exemple parfait. Son Instagram nommé « Apprendre les bonnes manières » réunit plus de 57 000 abonné·es. Car, ici, l’idée est de former les jeunes femmes à devenir des « ladies ».
Peu importe si vous avez été élevée par un entourage féministe. Vous pouvez en sortir. Croyez-le !
H. Gas
On y apprend comment dresser correctement la table, comment se comporter en société, comment séduire et surtout être séduite. Une recette importée sur son site web, qui propose des formations « pour rejoindre l’élite » contre la modique somme de 497 euros. « Peu importe si vous avez été élevée par un entourage féministe. Vous pouvez en sortir. Croyez-le ! », promet-elle.
Politiser les affects
Une autre version française de la « tradwife » est la « maman nature ». Elles s’appellent Archiffon, Deborah_faitmaison ou encore Mélissa, alias coquettensalopette. Cette dernière explique sur son Instagram, qui réunit près de 20 000 abonné·es, pourquoi elle a fait ce choix. Pour l’ancienne infirmière, cette façon de vivre n’est ni une soumission ni antiféministe. « Mon mari et moi avons une relation d’équipe », écrit-elle sous un post.
Un lien sémantique évident avec le masculinisme.
M. Peltier
Pour Marie Peltier, historienne et autrice de L’Ère du complotisme (1), « définir la place de la femme dans la société est éminemment politique ». Et ce, bien que ces influenceuses ne se revendiquent pas d’un camp politique particulier. Selon la chercheuse, c’est « un modèle de vie clés en main » qui peut influencer certaines jeunes filles, « même si celui-ci repose sur une forme de soumission ». « Les réseaux sociaux sont très forts pour politiser les affects », poursuit Marie Peltier.
Marie Peltier, L’Ère du complotisme. La maladie d’une société fracturée, Les petits matins, 2021 (1re éd. 2016).
Un récit que s’est construit Calypso, connue sous le nom d’Archiffon sur Instagram, jeune maman de 23 ans. Elle aussi a changé de vie en passant de « woke en polyamour » à mère au foyer après avoir rencontré son futur mari. Elle relate ce changement dans ses publications Instagram : « Quand on a commencé à se connaître, il m’a raconté sa vision des choses. La famille est une bénédiction, les enfants le plus beau cadeau. » Aujourd’hui, la jeune femme se dit non progressiste et en contradiction avec le féminisme actuel.
Le mouvement ultra-conservateur des tradwives propose une figure d’identification contraire à celle mise en avant par le mouvement féministe. Son narratif s’oppose aux luttes d’émancipation et de réappropriation des corps féminins. Il s’arrime alors « à la montée de l’extrême droite mais aussi au backlash du mouvement MeToo », conclut Marie Peltier, qui voit « un lien sémantique évident avec le masculinisme ».
Un phénomène qui inquiète jusqu’au Haut Conseil à l’égalité dans son rapport annuel du 22 janvier. L’idée qu’il « est normal que les femmes arrêtent de travailler pour s’occuper de leurs enfants » gagne 7 points(34 %) chez les intéressées. Une bataille culturelle qui semble gagner du terrain.