Des soirées féminines en non-mixité visées par des attentats masculinistes
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre dernier, environ 70 femmes ont été attaquées par des tirs de mortiers d’artifice à l’occasion d’une soirée en non-mixité à Paris. Une attaque considérée pour beaucoup de victimes comme un attentat misogyne, voire masculiniste.
« On était à la bringue d’Halloween (soirée non-mixité meuf) avec des amies et des mecs ont tiré au mortier sur nous. Genre littéralement un attentat par des mecs parce que des meufs font la fête entre elles » tweete Catia, 27 ans, sur le réseau social X (ex-Twitter), à cinq heures du matin. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, au bar le 211, situé dans le Parc de la Villette à Paris, des centaines de femmes fêtent Halloween à la soirée « La Bringue », un événement en non-mixité féminine.
Alors que la fête bat son plein, vers 2 h 15 du matin, certaines vont prendre l’air et fumer une cigarette sur la terrasse du bar. « J’étais face à l’entrée du bar, et des tirs sont venus dans mon champ de vision, comme un feu d’artifice très proche. Puis une deuxième salve a été dirigée vers nous, les tirs se rapprochaient de plus en plus. J’ai plongé sur mes amies pour les protéger » se rappelle Catia, 27 ans. D’autres victimes racontent toutes la même scène : alors qu’elles étaient sur la terrasse, elles ont été visées par des tirs de mortiers d’artifice par plusieurs hommes.
Je n’arrivais pas à imprimer que c’est une attaque.
Nino
« Les tirs nous visaient précisément, ils se rapprochaient de plus en plus, une de mes amies a eu son gant brûlé et l’autre sa chaussure » se remémore Amal, 27 ans. « À travers la fumée, j’ai vu 4 mecs en train de rigoler. Je n’arrivais pas à imprimer que c’est une attaque, je sentais que ça me brûlait les bras et les jambes. On s’est mises en boule et on est restées là, ça m’a semblé une éternité » témoigne Nino, 24 ans. Plusieurs rapportent des brûlures superficielles, mais qui auraient pu être très graves si elles avaient touché leur visage ou avaient enflammé leurs vêtements. « Mon collant synthétique a fondu, ce qui a brûlé ma peau » , insiste Julie, 24 ans.
Passé le choc, un vent de panique s’empare des femmes présentes. « Avec mon groupe d’amies, on était en première cible, on a couru au fond du fumoir. On était entassées, accroupies par terre pour se protéger quand ils nous ont tiré dessus encore une fois » explique Mimi, 27 ans. Aidées par des vigiles, elles réussissent à regagner l’intérieur du bar. « Ça s’est passé super vite, ça criait, toutes les filles couraient, certaines escaladaient les barrières. Je ne voyais pas mes copines, je les appelais en criant » confie Mélissa, 25 ans, qui se souvient de 3 à 4 tirs de mortiers à la suite.
Une bringueuse, qui a souhaité rester anonyme, décrit les attaquants comme « déterminés », tandis que les vigiles et barmans tentaient de les faire fuir, se prenant directement des tirs. Selon cette même victime, les attaquants seraient des hommes qui se seraient fait refuser l’entrée dans le bar, en raison de la non-mixité de l’événement.
Une enquête ouverte par le parquet de Paris
Une fois réfugiées à l’intérieur, pour beaucoup, c’est l’incompréhension : « Une fille avait l’impression d’avoir perdu l’ouïe à cause du bruit, une autre était paniquée car cela lui rappelait les attentats du Bataclan » explique Nino. « Nous étions un peu sous le choc, mais avec l’alcool nous ne nous sommes pas rendu compte de la dangerosité de l’acte » réalise Mélissa. La police est prévenue et arrive rapidement sur les lieux. Plusieurs victimes ont parlé aux forces de l’ordre, qui leur ont demandé si les tireurs étaient « nord-africains ». Elles insistent avoir vu des hommes blancs.
Il ne faut pas que ça en reste là, il faut qu’il y ait des conséquences.
Catia
Dès le lendemain, certaines, comme Nico et Catia, souhaitent porter plainte. « À La Bringue, on laisse toute la charge mentale liée à la fête à l’entrée. C’est ça qui rend l’événement encore plus choquant, car c’est un endroit où ce n’est pas censé arriver. Il ne faut pas que ça en reste là, il faut qu’il y ait des conséquences » explique cette dernière. Catia dépose plainte le 3 novembre dans le XIIIe arrondissement de Paris : dans son procès-verbal, il est fait mention de « pétards », ce qui lui donne l’impression que sa parole n’est pas prise au sérieux.
Nino porte plainte, quant à elle, dans le commissariat du XIXe arrondissement, qui lui indique qu’il n’y a aucune note ni rapport du passage des forces de l’ordre à la soirée. « J’ai senti que ça rendait mon témoignage moins crédible. J’ai pensé : est-ce que ça s’est vraiment passé ? Est-ce que c’était si grave ? » se rappelle-t-elle. Leurs deux plaintes sont déposées contre X pour « violence avec usage ou menace d’une arme sans incapacité ». D’autres victimes prévoient de porter plainte, et le bar le 211 a lui aussi déposé plainte, et nous a indiqué « laisser la justice faire son travail ».
Une enquête de « flagrance du chef de violences avec arme n’ayant pas entraîné d’incapacité totale de travail » a été confiée samedi au commissariat du XIXe arrondissement par le parquet de Paris. Si l’enquête est toujours en cours, beaucoup de victimes ne comprennent pas la tardive médiatisation de l’affaire, ni la frilosité à parler d’attentat misogyne, voire masculiniste. Selon la chercheuse spécialisée dans les masculinismes Stéphanie Lamy, la plupart des définitions du terrorisme comprennent la menace ou l’usage de la violence pour atteindre une première cible, afin d’atteindre une cible principale symbolique.
On peut dire que c’est une attaque masculiniste car il y a une action collective.
S. Lamy
« Le tir de mortiers d’artifice constitue un usage de la force. Le mobile semble être des hommes, qui se sentent lésés dans des privilèges indus, qui ripostent contre une cible première, qui sont ces femmes » déroule-t-elle. Mais est-ce une attaque masculiniste ? « C’est misogyne a minima, mais on peut dire que c’est une attaque masculiniste car il y a une action collective, les assaillants étaient plusieurs et ont décidé ensemble d’agir » ajoute-t-elle.
Pourtant, il reste difficile de parler d’attentats, car le parquet national antiterroriste (PNAT) ne s’est pas saisi de l’enquête : selon Stéphanie Lamy, dans l’imaginaire collectif, la question du genre n’est pas un motif suffisant pour parler de terrorisme. « Si les bons mots ne sont pas posés, il y a un risque d’émulation et de multiplication de ce type d’attentats, qui vont devenir presque un jeu » argumente la chercheuse. « Pour moi, c’est un attentat, c’est du terrorisme sexiste et misogyne. C’est dur de se rendre compte qu’on a été attaquées en raison de notre genre et de nos choix », abonde Catia.
Un précédent à Marseille l’an dernier
S’il n’y a eu aucune blessée grave, de nombreuses victimes racontent plusieurs jours après l’attaque les conséquences de cette soirée sur leur santé mentale. « J’ai dû partir d’un bar ce week-end. Je ne faisais que penser qu’une attaque pouvait survenir n’importe quand », raconte Amal, 27 ans. Julie, quant à elle, fait des cauchemars, et ressent beaucoup de colère : « C’est terrifiant d’être une femme en 2024. Même quand des lieux sont faits pour nous, avec la sécurité nécessaire, on n’est pas en sécurité. On doit rester sur nos gardes partout, tout le temps« .
Clara, comme ses amies, s’est sentie vulnérable et impuissante. « Il y a eu des crises d’angoisse. Ça me fait peur de voir jusqu’où les hommes sont prêts à aller par haine des femmes, ça aurait pu être bien pire que ça ne l’a été.«
D’autant que ce n’est pas la première fois que La Bringue est attaquée : en mars 2023, une soirée était organisée à Marseille dans un bar par le collectif. Vers une heure du matin, de nombreuses participantes sortent prendre l’air ou fumer une cigarette devant le bar. Selon plusieurs témoins, des hommes s’étaient arrêtés devant l’établissement pour crier des insultes aux filles présentes, avant de revenir quinze minutes plus tard pour leur lancer de l’essence.
« On devait être une bonne quinzaine dehors quand on a reçu un liquide sur nous. À l’odeur on a vite compris que c’était de l’essence, une fille avait été entièrement recouverte alors qu’elle était en train de fumer” se rappelle MJ, la vingtaine. « Dans la panique, on a éloigné les filles pour pouvoir les mettre en sécurité » confie Paola, 30 ans, témoin de la scène. Là encore, les témoins que nous avons pu contacter affirment avoir reconnu plusieurs hommes, qui s’étaient vu refuser l’entrée du bar.
On a voulu nous brûler vives pour la simple et bonne raison qu’on s’amuse entre nous.
MJ
« On a voulu nous brûler vives pour la simple et bonne raison qu’on s’amuse entre nous. Des filles ont qualifié ça de terrorisme et c’est le cas, ils ont voulu nous terroriser, nous empêcher de nous réunir parce qu’ils n’étaient pas invités », affirme MJ, qui déplore que l’affaire n’ait pas fait grand bruit. Suite à cette attaque, la police n’a pas été prévenue, et personne n’a porté plainte. « On aurait dû mais on était alcoolisées, on s’est dit qu’on n’allait pas nous prendre au sérieux » indique Paula, 24 ans.
Des réactions qui en disent long
Si Catia a tweeté seulement quelques heures après l’événement, les réactions aux différents témoignages sur les réseaux sociaux ont été particulièrement violentes. « Beaucoup de mecs rigolent, chipotent sur la sémantique, et c’est monté crescendo » raconte Catia. Sur le réseau social X, on peut lire des commentaires comme : « Ça reproche à des mecs qui ont essayé d’aider à nettoyer la société”, “Respect à mon confrère incel » (1), « Ces mecs sont des génies » voire de parler des assaillants comme de « héros ».
Incel signifie « involuntary celibate », soit célibataire involontaire.
Certains s’amusent même à vouloir reproduire le geste entre amis, ou insultent ouvertement les femmes. D’autres utilisateurs multiplient les sous-entendus racistes, à base de mèmes de Jean-Marie Le Pen ou en insinuant que les agresseurs seraient des hommes racisés ou immigrés.
Le collectif La Bringue a communiqué sur Instagram sa volonté de « continuer à faire la fête entre filles ». « Il est particulièrement important de ne pas succomber à la peur ou à l’intimidation » a indiqué le collectif. De Marseille à Paris, les attaques masculinistes contre les soirées réservées aux femmes inquiètent.
« Cela ne fait que confirmer pour moi l’utilité d’espace en non-mixité. J’ai du mal à imaginer pouvoir faire la fête et m’amuser en présence d’hommes sachant qu’ils sont capables de nous tirer dessus au mortier lorsqu’ils ne sont pas invités… » réagit Amal. « Moi je vais continuer à aller aux Bringues. Si des hommes ne supportent pas ça, ce n’est pas notre problème » ajoute Nino.