Clément Sénéchal : « Les gilets jaunes ont été le meilleur mouvement écolo de l’histoire récente »
L’ancien chargé de campagne chez Greenpeace décrypte comment la complicité des ONG environnementalistes avec le système capitaliste a entretenu une écologie de l’apparence, déconnectée des réalités sociales. Pour lui, seule une écologie révolutionnaire pourrait renverser ce système.
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Pourquoi l’écologie perd toujours / Clément Sénéchal / Seuil / 224 pages / 19 euros.
Clément Sénéchal a étudié l’histoire de la pensée et la communication politiques avant de tenter le journalisme. Puis il devient responsable des réseaux sociaux de Jean-Luc-Mélenchon pour la campagne présidentielle de 2012. En 2015, il rejoint Greenpeace et sera chargé de campagne sur les questions climatiques jusqu’en 2022. Deux expériences qui donnent naissance à deux livres : Médias contre médias. La société du spectacle face à la révolution numérique (Les Prairies ordinaires, 2014) et Pourquoi l’écologie perd toujours (Seuil, 2024).
En quoi le début des années 1970 a-t-il été une bascule pour la définition de l’écologie ?
Clément Sénéchal : En 1972, il y a eu le sommet de la Terre à Stockholm ainsi que la publication du rapport Meadows sur les limites de la croissance et la nature systémique du ravage écologique. Au niveau international, nous sommes en pleine guerre froide et des mouvements pacifistes s’organisent. Greenpeace lance une première campagne contre les essais nucléaires, intéressante pour affronter l’impérialisme américain et l’État capitaliste, et articuler la question environnementale à la question politique.
Mais en lisant les archives, notamment les écrits autobiographiques de Robert Hunter, l’un des membres fondateurs de l’ONG, on découvre que toute la mythologie autour d’une bande de potes sur un bateau, qui se seraient exposés corps et âme sur la zone des essais nucléaires pour les empêcher, n’est pas exacte. Ils ont fait demi-tour en cours de route et les explosions ont bien eu lieu. Ils estimaient l’abondante couverture médiatique suffisante. Ainsi s’est mise en place la doctrine de l’écologie par la sensibilisation, et c’est ce que j’appelle l’écologie du spectacle.
Comment cette écologie du spectacle, déconnectée du social, a-t-elle été façonnée par les grandes ONG ?
La deuxième grande campagne de Greenpeace s’est focalisée sur la chasse à la baleine, sans continuité réelle avec la lutte antinucléaire. Son bateau était alors conçu comme un studio de cinéma flottant, l’objectif étant d’obtenir une image emblématique : des activistes qui s’interposent face aux baleiniers soviétiques. Ils n’ont concrètement sauvé aucune baleine, mais l’image pourchassée a bien été capturée. La cause environnementale est alors devenue compassionnelle, jouant sur la sauvegarde d’espèces animales iconiques pour offrir un spectacle grand public.
Ensuite, ils ont ciblé la chasse au bébé phoque à Terre-Neuve. Greenpeace a débarqué avec force hélicoptères et caméras, Brigitte Bardot et des médias du monde entier sur un territoire autochtone pour stigmatiser une population qui n’avait pas grand-chose d’autre comme ressource pour survivre. Ils n’ont pas attaqué les représentants d’un système industriel, mais des travailleurs.
L’écologie a été dépolitisée, séparée de la question sociale et mise en opposition avec les classes populaires.
À travers ces deux campagnes, l’écologie a été dépolitisée, séparée de la question sociale et mise en opposition avec les classes populaires. Elle est ainsi devenue inoffensive. Le WWF a également participé à cette dynamique, avec sa doctrine préservationniste et la politique de mise sous cloche de certains écosystèmes africains, qui a prolongé une forme de colonialisme. Les partis verts européens naissent dans ce contexte, y compris en France. Ils vont entretenir un flou idéologique durable en ne se prétendant ni de droite ni de gauche, cultivant un rapport principalement opportuniste au pouvoir.
Existait-il d’autres courants écolos plus radicaux et anticapitalistes qui ont été étouffés par cette nouvelle approche de l’écologie ?
En France, il y avait des réflexions écologiques assez radicales, dans le sillage de Jacques Ellul, avec sa critique de la technique et de l’État industriel, de l’écoféministe Françoise d’Eaubonne ou de l’écosocialisme d’André Gorz, clairement anticapitalistes. Mais aussi des luttes d’occupation sur le terrain, notamment antinucléaires en Bretagne, ou pour la sauvegarde des terres, comme au Larzac.
Mais tout cela a été marginalisé par cette écologie du spectacle complètement intégrée au fonctionnement de la classe dominante. Conséquence : le référentiel écologique s’est dissous dans le système capitaliste. Or le mode de production capitaliste est par essence contradictoire avec l’écologie : c’est la loi du profit qui épuise et dérègle les écosystèmes, en leur imposant un rapport d’exploitation, de déprédation, donc de dégradation irréversible. De colonisation, aussi.
2002 Première manifestation contre le Front national, qui vient d’accéder au second tour de la présidentielle. Prise de conscience d’une certaine précarité de l’histoire.
2006 Premier mouvement de protestation au long cours contre le CPE, avec une victoire à la clé. Prise de conscience de la puissance politique du combat collectif en dehors des institutions.
2012 La gauche de rupture aligne un score à deux chiffres à l’élection présidentielle. Prise de conscience que rien n’est perdu quand on vénère ses convictions.
2022 Réélection d’Emmanuel Macron. Prise de conscience de l’impuissance organisée de la société civile. La fin de son contrat avec Greenpeace France signe des « retrouvailles réconfortantes » avec sa liberté d’expression et sa liberté de conscience.
Peut-on dire que les ONG environnementalistes ont été complices du système capitaliste pour le faire perdurer, au détriment de la lutte écologique ?
L’écologie a des adversaires très puissants : la dynamique naturelle du capitalisme entraîne une concentration des pouvoirs économiques, sociaux, culturels et politiques dans les mains d’une petite classe sociale qui n’a pas intérêt au renversement des hiérarchies. Par exemple, les majors pétrolières ont rapidement compris que les risques climatiques étaient réels et finiraient par être inscrits à l’agenda politique.
La notion d’empreinte carbone individuelle (…) a été fabriquée dans les années 2000 par la pétrolière BP.
Elles ont donc œuvré pour nier d’abord la réalité du changement climatique, puis sa gravité, puis faire passer des solutions dilatoires dans le débat public. La notion d’empreinte carbone individuelle, qui sous-tend le recours aux écogestes, a été fabriquée dans les années 2000 par la pétrolière BP avec une agence de communication, afin d’invisibiliser les structures économiques et sociales du réchauffement climatique. Aujourd’hui, ces écogestes font pleinement partie des recommandations de toutes les grandes ONG !
Deuxième exemple : le concept d’« adaptation ». Dans les années 1970, les économistes néolibéraux ont défendu cette notion pour éclipser la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre, perçue comme trop coûteuse pour un modèle économique fondé sur la croissance des énergies fossiles. Résultat : des inondations font aujourd’hui des centaines de morts en Espagne ou au Soudan, ainsi que des dizaines de milliers de personnes déplacées. Nous en sommes à +1,2 °C et nous n’arrivons déjà plus à nous adapter.
La taxe carbone suit la même logique…
Le principe pollueur-payeur a été mis en avant par les industriels au début du XIXe siècle sur une base très simple : ceux qui ont les moyens de payer peuvent polluer. Cela introduit une écologie punitive pour les classes populaires, comme la taxe carbone, qui était le totem des écologistes professionnels comme Nicolas Hulot ou Yannick Jadot dès le Grenelle de l’environnement en 2007 ! Ça ne les a vraiment pas gênés de matraquer les classes populaires, qui subissent déjà les pollutions et les dégradations environnementales de plein fouet, alors qu’elles sont pourtant les catégories qui polluent le moins au regard de leur mode de vie et qui connaissent déjà le sens du mot sobriété, puisqu’elles vivent dans la pauvreté.
Le mouvement des gilets jaunes a-t-il été une occasion manquée pour les écolos d’acter une véritable prise de conscience sociale ?
Les gilets jaunes ont été le meilleur mouvement écolo de l’histoire récente, car ils ont problématisé de manière frontale et systémique le cœur de l’enjeu climatique : comment répartir les ressources naturelles dans la population ? Les ONG ont été déstabilisées car ce mouvement a révélé que les revendications qu’elles portaient depuis des années étaient iniques pour les classes populaires. En outre, elles se sont retrouvées face à des personnes qu’elles ne côtoient jamais, engoncées qu’elles sont dans une écologie de salon composée de ministres et d’experts. Là, c’étaient des gens abîmés, dans la galère, beaucoup plus déterminés et courageux qu’elles, qui prenaient vraiment des risques, chaque samedi, face à la répression d’État.
Finalement, les grandes ONG n’ont jamais réellement soutenu les gilets jaunes. La seule fois où il y a eu un cortège commun, Greenpeace a fait défection publiquement dès les premières lacrymos. Cela a marqué le déclin des marches pour le climat : l’agenda environnemental et la controverse démocratique ont été repris en main par le gouvernement quelques semaines plus tard, avec la Convention citoyenne pour le climat. C’était l’occasion de décider si on végétait dans l’écologie réformiste ou si on accélérait vers une écologie de rupture en phase avec l’urgence climatique. Les ONG ont préféré se replier dans leur zone de confort.
Au moment du covid-19, le collectif Plus jamais ça (PJC) a été créé et réunissait 18 organisations, dont la CGT et Greenpeace. N’était-ce pas un nouvel élan salutaire pour lier écologie et social ?
La crise sanitaire a permis de suspendre les dogmes néolibéraux et de mettre sur la table la problématique du « monde d’après ». Cela a dessiné une sorte d’épiphanie idéologique pour les environnementalistes, soit l’occasion pour l’écologie dominante de se déclarer clairement anticapitaliste. Au lieu de cela, ils ont préféré nouer des alliances de façade, qui n’ont été qu’un nouveau chapitre de l’écologie du spectacle, teintée de social-washing : un rapprochement entre patrons de gauche qui n’a jamais été discuté avec les salariés concernés.
En outre, l’alliance a rapidement annoncé que son objectif n’était pas d’engendrer une recomposition politique. Et personne n’est allé dans les usines pour comprendre les réalités des salariés qui vivent l’oppression capitaliste, de même qu’aucun syndicaliste n’est venu expliquer aux ONG l’histoire du mouvement ouvrier, les ressorts de la violence patronale, etc. Enfin, la seule victoire revendiquée par PJC a été la reprise de la papeterie de la Chapelle-Darblay par Veolia et Fibre excellence, deux mastodontes du capitalisme international. Quand on remonte à la maison mère de Fibre excellence, on trouve d’ailleurs une multinationale accusée de déforestation massive.
L’écologie du spectacle a été assez créative sous le mandat d’Emmanuel Macron. Lui a très bien su manœuvrer.
Cette écologie du spectacle a-t-elle atteint son apogée sous Emmanuel Macron ?
L’écologie du spectacle a été assez créative sous le mandat d’Emmanuel Macron. Lui a très bien su manœuvrer, en ayant conscience que cette écologie bourgeoise avait trop à perdre pour réellement prendre le risque de la confrontation. Il a fait évoluer son discours climatique et a multiplié les artifices institutionnels comme les One Planet Summits, le Conseil de défense écologique, le Grand débat, la Convention climat, qui ont piégé le temps et l’énergie des ONG.
C’est navrant, mais il a toujours réussi à pacifier la conflictualité environnementale et à réinstaurer un agenda néolibéral sans vraiment perdre de plumes. Son hypocrisie ne lui a même pas fait vraiment perdre de capital politique pendant l’élection présidentielle de 2022, puisque toute cette « société civile organisée » qui alerte sans cesse sur la fin du monde a décidé en fin de compte de rester bien sage, au lieu de prendre parti.
Les mouvements pour le climat portés par une nouvelle génération ainsi que des collectifs comme Extinction Rebellion, Dernière Rénovation et les Soulèvements de la Terre ont-ils fait vaciller cette écologie dominante ?
La dynamique enclenchée en 2018-2019, qui a vu émerger ces nouveaux acteurs, a au moins montré la faiblesse intrinsèque de l’écologie institutionnelle. Et je pense qu’une écologie du clivage est en train de prendre le pas sur l’écologie du consensus. Les Soulèvements de la Terre est un mouvement qui permet de réactiver des potentialités révolutionnaires en diffusant un discours écologique réflexif et en organisant une confrontation radicale contre l’extension du complexe capitaliste partout sur le territoire.
Ce n’est pas l’écologie qui réglera le destin écologique de l’humanité, mais précisément la lutte des classes !
Ils parviennent à réunir des milliers de personnes au milieu de nulle part, à ouvrir des espaces de dialogue entre des groupes sociaux parfois antagonistes, ce qui popularise l’écologie. Et ce sont les seuls qui ont réussi à produire un vrai rapport de force avec la classe dominante du point de vue écologique. Pour preuve, les menaces de dissolution par Élisabeth Borne et Gérald Darmanin – qui ont échoué. Un signal de l’émergence d’une écologie offensive et risquée pour le pouvoir, notamment dans l’agriculture industrielle.
Maintenant, les véritables enjeux sont sur plusieurs fronts : d’abord, voir comment la gauche qui agit dans la sphère politique parvient à se connecter à cette écologie populaire et à ces luttes de terrain radicales, comment la sphère syndicale progresse dans son combat contre les ravages de la productivité et de la compétitivité, puis si la société civile assermentée accepte enfin de se salir les mains, d’entrer en lutte.
La complémentarité des modes d’action et des visions de l’écologie n’est donc pas une voie souhaitable ?
Je défends une diversité des tactiques, mais je ne crois pas aux cinquante nuances d’écologie. Il y a une écologie capitaliste et une écologie anticapitaliste, souvent séparées par la lutte des classes. Je pense même que ce n’est pas l’écologie qui réglera le destin écologique de l’humanité, mais précisément la lutte des classes ! Il faut la gagner. Or l’écologie du spectacle encombre le champ militant, embrouille les données de la controverse environnementale. Il faut donc l’interpeller sans concession, comme je le fais dans mon dernier livre. Renforcer aussi les espaces médiatiques alternatifs pour faire de la place au discours anticapitaliste – tout en ayant le courage de le porter dans les médias mainstream.
Cela dit, le plus efficace reste de mettre de l’écologie du clivage dans l’ensemble des rouages sociaux, en parler autour de soi, au bureau, à l’usine, au sport, dans les familles… Et se réunir. Lors des actions des Soulèvements de la terre, des populations bigarrées viennent, déterminées, porter des discours antifascistes, anticapitalistes, sans se sentir en position minoritaire. Cela crée un sentiment de puissance collective. On l’a également vu sur le terrain pendant la campagne pour le Nouveau Front populaire aux législatives anticipées.
L’écologie peut être un point d’appui majeur pour renverser un système brutal.
Le fait que la gauche de rupture se soit imposé face à la gauche réformiste cette dernière décennie est un signe d’espoir pour l’écologie. Le capitalisme lessive des pans entiers de la population. Or nous n’avons pas besoin d’embarquer tout le monde, mais surtout de démontrer que l’écologie peut être un point d’appui majeur pour renverser un système brutal, qui n’est pas immuable dans la courte histoire de l’humanité.
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