Noémie de Lattre : « Mon axe féministe, c’est la réconciliation »

Dans son dernier spectacle, L’Harmonie des genres – « pensé pour les hommes » –, Noémie de Lattre revient sur le couple, la sexualité, les violences sexistes et sexuelles, la domination masculine et le patriarcat, avec les instruments de l’éducation populaire.

Salomé Dionisi  et  Pierre Jacquemain  • 27 novembre 2024 abonné·es
Noémie de Lattre : « Mon axe féministe, c’est la réconciliation »
À Paris, le 22 novembre 2024.
© Maxime Sirvins

Noémie de Lattre est comédienne – on la retrouve autant au cinéma ou à la télévision qu’au théâtre – mais aussi autrice et metteuse en scène. Très suivie sur les réseaux sociaux, elle est souvent invitée par les médias, notamment France Inter dès 2013, où elle porte une parole féministe. Son dernier spectacle, L’Harmonie des genres, est présenté actuellement au Théâtre de la Gaité Montparnasse à Paris, et en parallèle dans toute la France.

Cette semaine, Politis donne la parole à une vingtaine de femmes qui accusent Gérard Darmon de violences sexistes et sexuelles. Aucune n’a pour le moment souhaité témoigner à visage découvert. Qu’est-ce que cela signifie ?

Peu importe qu’il s’agisse de Gérard Darmon ou d’un autre. On sait maintenant qu’il n’est pas question d’individus isolés mais d’un système colossal. Le fait qu’aucune ne témoigne à visage découvert m’intéresse, parce que c’est un contre-argument à tous les gens qui disent que les femmes mentent, qu’elles dénoncent pour la notoriété ou pour l’argent. Ça veut donc dire que vingt femmes ont tellement besoin de parler qu’elles le font même à visage caché.

Non, dénoncer les violences sexuelles n’apporte pas de travail !

Ça ne leur apportera pas de notoriété, elles ne se mettront pas en avant. Ça me semble aberrant d’avoir à le préciser, mais visiblement ça reste un argument recevable de dire que les femmes portent plainte pour le plaisir. Ça coûte de l’argent, du temps, de l’énergie. Je ne connais personne qui ait envie d’embaucher une femme au motif qu’elle a porté plainte contre son patron ou contre un acteur. Non, dénoncer les violences sexuelles n’apporte pas de travail !

On dit souvent que les choses ont changé depuis #MeToo, pourtant les affaires de violences sexistes et sexuelles dans le cinéma se multiplient. Trouvez-vous que les femmes de cette industrie sont davantage protégées qu’il y a sept ans ?

On commence à avoir des métiers de coordination d’intimité sur les plateaux, mais ça arrive tellement tard. Dans le cinéma comme ailleurs, je pense qu’il faut décorréler l’expérience de la victime de celle de l’agresseur. D’un côté, les victimes doivent être 100 % prises en charge, crues, comprises, prises en considération dans leur préjudice. On ne doit pas minimiser. Mais, de l’autre côté, la peine encourue par l’agresseur n’a pas besoin d’être proportionnelle.  Ces hommes, on leur a dit depuis tout petits que le masculin l’emporte, que le corps des femmes est disponible. On ne peut pas s’étonner ensuite qu’ils agissent en conséquence et les punir comme s’ils allaient à l’encontre de tout ce qu’on leur avait inculqué !

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Commençons par changer de discours. Je ne sais pas si j’aurais fait mieux à leur place. Quand je vois le temps que j’ai mis à comprendre que j’avais des privilèges en tant que bourgeoise. Il n’est absolument pas question de déresponsabiliser les hommes. En revanche, il convient de ne pas conditionner la prise en charge d’une victime à l’accusation d’un agresseur. Peu d’hommes prennent la parole sur le sujet des violences sexuelles, et je pense que c’est parce qu’ils ont peur. Au fond d’eux, ils se demandent s’ils n’ont pas été coupables de quelque chose à un moment donné. J’ose espérer que cette question les traverse, même si c’est sous trois couches d’inconscient.

Je refuse de taper sur les autres femmes.

Il y a des hommes qui remettent en cause la parole des victimes, mais c’est aussi parfois le cas de femmes. Dans son dernier livre, Caroline Fourest, qui se réclame du féminisme, parle de « dérives »
du mouvement #MeToo. Elle pointe aussi du doigt des figures féministes qui ne portent pas les mêmes idées politiques qu’elle. Qu’est-ce que cela dit de la sororité ?

Je refuse de taper sur les autres femmes. Par sororité, justement, j’ai décidé d’être partiale et de ne pas critiquer d’autres femmes tant qu’il y aura autant d’inégalités dans la société. Je ne sais pas ce que les autres ont dû surmonter pour être en vie, je ne sais pas combien de fois elles ont été agressées, je ne sais pas combien d’inégalités elles ont subi. Il y a plein de courants féministes, et je peux ne pas être d’accord avec tout, mais ce sont les idées que je critique, plus jamais les femmes.

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Chacune fait comme elle peut. Ma vraie colère est tournée vers les gars. 96 % des auteurs d’agressions sexuelles sont des hommes, 92 % des victimes sont des femmes. À quel moment c’est notre problème ? À quel moment ce n’est pas à eux de se bouger le cul ? Commencer à se mettre sur la gueule entre nous, c’est une très mauvaise idée.

« Jusqu’à ce que je sois féministe, j’étais invitée partout dans les médias. Depuis, je le suis très peu, ou alors pour des sketchs hypercadrés. » (Photo : Maxime Sirvins.)

On vous a parfois reproché d’appartenir à un courant féministe blanc et bourgeois.

Je suis blanche et bourgeoise ! Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour essayer de me mettre à la place de tout ce que je ne suis pas, y compris à la place des hommes. Je ne peux pas m’approprier l’expérience de celles et ceux que je ne suis pas : une personne racisée, handicapée, trans, etc. J’ai beaucoup travaillé ces dernières années et j’ai énormément évolué sur ces questions-là. Quand j’ai commencé à France Inter, j’ai dit des grosses conneries sur les questions trans, sur le voile ou sur les privilèges de classe, par ignorance. Je ne voyais que la partie émergée de l’iceberg. C’est pour ça que je suis toujours très preneuse de critiques, d’échanges, et mon public m’éveille et m’éduque aussi, souvent.

Vous avez soutenu publiquement le Nouveau Front populaire aux dernières élections législatives.
Quel est votre rapport à la gauche ?

Je suis de tout cœur à gauche, complètement à gauche, et je n’hésite pas à apporter mon soutien quand on me le demande. Mais je suis intransigeante sur les questions d’égalité hommes/femmes. Tant qu’elles ne seront pas absolument respectées, notamment dans les communications (tracts, tribunes, projets de loi), alors je ne m’engagerai pas davantage. Tout est toujours trop souvent au masculin neutre. J’ai proposé mon aide pour écrire des textes en inclusif – même sans point médian – mais on m’a systématiquement répondu : « On va perdre les gens, on fera ça plus tard. » Je suis désolée mais je ne suis pas un « électeur », donc si vous voulez que je m’implique, parlez en mon nom. Et en celui de la moitié de la population, accessoirement !

Est-ce que vous avez l’impression que vos prises de position féministes ont pu freiner votre carrière ?

Ce n’est pas qu’une impression ! Mon spectacle a été refusé par certaines municipalités alors que le précédent avait bien marché. Je pense qu’entre les deux l’époque a changé et qu’il y a un vrai retour de bâton. Avant, il était uniquement social, maintenant il est aussi institutionnel. C’est bien plus sournois. À une période, j’ai très peu été embauchée en tant qu’actrice, parce que j’étais encore jeune et jolie, et qu’on n’avait pas envie de m’imaginer en valkyrie émasculatrice, en femme de tête qui s’intéresse à la politique. Bien sûr que mes prises de position sont des freins à mon travail, et c’est un problème.

Il y a un discours masculiniste, raciste, capitaliste qu’on n’analyse pas comme tel au quotidien, mais qui infuse.

Il y a effectivement beaucoup de choses qui m’ont coûté cher, parfois trop, mais que je ne regrette pas. Ce n’est même pas du courage, c’est de l’inconséquence. J’ai quelque chose de très épidermique dans ma manière de réagir sur les questions féministes. Jusqu’à ce que je sois féministe, j’étais invitée partout dans les médias. Depuis, je le suis très peu, ou alors pour des sketchs hypercadrés. Je pense qu’on craint que je sois incontrôlable et tout le temps en colère. C’est une projection qui est fausse.

« J’ai la chance de pouvoir transmettre des choses faciles, parce qu’il y a des nanas furax qui foutent le feu. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Mon axe féministe, c’est vraiment la réconciliation. D’ailleurs, je me fais taper dessus par certaines féministes qui ne me trouvent pas assez radicale. Je n’ai pas choisi de prendre ce créneau du militantisme vénère. Mais s’il n’y avait pas eu ces femmes-là, qui ont fait le choix d’un féminisme radical, je ne pourrais pas me permettre de faire des spectacles pédagogiques comme je le fais. J’ai la chance de pouvoir transmettre des choses faciles, parce qu’il y a des nanas furax qui foutent le feu. Grâce à elles, j’ai la chance d’être là où je suis aujourd’hui, même si c’est à un autre endroit qu’elles.

Il y a quelques années, les discours antiféministes étaient circonscrits aux réseaux sociaux. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des figures conservatrices tenir des discours misogynes et décomplexés sur les plateaux télé, sans aucun contradictoire. Le retour de bâton dont vous parlez n’est-il pas aussi médiatique ?

Si, c’est dingue ! C’est d’ailleurs le retour de bâton le plus violent parce qu’il est généralisé. Trump a été réélu, c’est lunaire. Il y a un discours masculiniste, raciste, capitaliste qu’on n’analyse pas comme tel au quotidien, mais qui infuse. Quand les gens qui ont ces opinions possèdent les médias, ces derniers deviennent un outil de diffusion. Je n’ai pas envie d’avoir l’air d’une complotiste, mais, au fond, je pense qu’on est déjà dans une dictature. Même sur les réseaux sociaux, on doit s’autocensurer quand on utilise des mots comme « vagin » ou « viol » sous peine de voir notre compte fermé ou mis en sourdine par Meta ! On nous retire les moyens d’exprimer librement une pensée féministe.

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Les chiffres des violences sexistes et sexuelles sont connus, pourtant ils sont inaudibles face aux discours misogynes qui jouent sur les peurs et face à la théorie d’un grand complot féministe. Comment lutter quand les faits sont perçus comme des opinions, quand ils sont remis en question ?

Je ne sais pas. C’est un travail de titan. Je vais parler dans des écoles, dans des entreprises, je fais des spectacles. Je prends les gens 300 par 300 avec un discours que j’ai mis des mois à élaborer pour qu’il soit abordable, compréhensible, qu’il parle à n’importe qui, que les gens repartent avec deux ou trois idées faciles à retenir. C’est la raison, je pense, de mon succès sur les réseaux sociaux, qui est insensé. J’ai bientôt 50 ans, je ne sais même pas faire de story sur Instagram ; c’est lunaire d’avoir 300 000 personnes qui me suivent.

Former un instituteur ou une institutrice aux questions féministes, c’est 500 élèves qui seront bien informés par la suite.

Je reçois tous les jours des messages de personnes qui montrent mes vidéos dans les classes, à leurs patientes, qui s’en servent comme des outils pédagogiques. Et moi aussi je suis sur les réseaux sociaux des comptes féministes qui, comme moi, font gratuitement un travail de vulgarisation. Les lobbys féministes ont très peu de poids, on ne pourra jamais faire levier par le haut, alors je crois que la seule chose que l’on puisse faire est de prendre les gens quasiment individuellement. Et de trouver les endroits clés où les gens peuvent agir : par exemple, former un instituteur ou une institutrice aux questions féministes, c’est 500 élèves qui seront bien informés par la suite.

Dans votre spectacle, vous questionnez le couple et la famille hétéro. En quoi déconstruire le modèle familial hétéronormé peut-il permettre de sortir d’un système de domination ?

Au départ, le mariage civil est un pur accord marchand et politique entre hommes. C’est une république bananière qui exploite les femmes pour leurs services sexuels, l’accomplissement des travaux domestiques et leur capacité reproductive. Même si on n’en est plus là, le couple hétéro continue de coûter beaucoup plus aux femmes qu’aux hommes. Donc remettre en question ces normes me semble important.

« Je pense qu’on doit tout réinterroger – ça serait d’ailleurs une bonne chose pour les hommes aussi, notamment s’agissant de leur sexualité. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Ce qui ne veut pas dire qu’il faut se libérer de l’amour ou de toute forme de relation amoureuse hétérosexuelle. Je pense qu’on doit tout réinterroger – ça serait d’ailleurs une bonne chose pour les hommes aussi, notamment s’agissant de leur sexualité. On a à portée de main la seule source de bonheur gratuite inextinguible et, au lieu de l’utiliser, on en fait un sujet de guerre, de peur, de tabou et de rapport de force. On gagnerait toutes et tous à tout réinventer.

Pour la plupart des gens, le sexe n’est pas dans la vie. C’est un devoir.

Vous dites ne vous être posé la question de votre propre plaisir qu’à 40 ans. En quoi le patriarcat façonne-t-il la vie sexuelle des hétéros ?

En tout. La sexualité des hétéros aujourd’hui est le pur fruit du patriarcat. Historiquement, pour des raisons de survie de l’espèce, puis de lignée, d’héritage. Dans un premier temps, ce sont surtout les femmes qui en pâtissaient. Depuis qu’on s’invente cette histoire de couple d’amour et que ça devient un objectif de vie, les hommes sont aussi victimes de ce modèle très contraignant. Par ailleurs, maîtriser la conjugalité et le sexe sert aussi le patriarcat. Quand je jouis, je suis plus courageuse. Je vais être plus encline à me poser des questions et à descendre dans la rue après un bon orgasme que coincée dans une vie où je ne vois pas la lumière. Pour la plupart des gens, le sexe n’est pas dans la vie. C’est un devoir. Il y a une absence de réflexion sur le plaisir de l’une et de l’autre, sur le corps de l’une et de l’autre.

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