Olivier Mannoni : « De Hitler à Trump, une diarrhée verbale excluante, raciste et brutale »

Le traducteur de Mein Kampf d’Adolf Hitler (2021) montre, non sans inquiétude, la progression du fascisme dans le langage contemporain. Une alerte importante, alors que Donald Trump vient d’être réélu à la présidence des États-Unis.

Olivier Doubre  • 13 novembre 2024 libéré
Olivier Mannoni : « De Hitler à Trump, une diarrhée verbale excluante, raciste et brutale »
À Paris, le 6 novembre 2024.
© Maxime Sirvins

Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Olivier Mannoni, éd. Héloïse d’Ormesson, coll. « Controverses », 192 pages, 16 euros.

Traduire Hitler, Olivier Mannoni, éd. Héloïse d’Ormesson, coll. « Controverses », 128 pages, 15 euros.

Olivier Mannoni a traduit près de deux cents ouvrages, dont ceux de Sigmund Freud, Stefan Zweig, Peter Sloterdijk ou Harald Welzer. Il est aussi l’auteur d’ouvrages sur Günter Grass ou Manès Sperber. Sa très grande connaissance de la langue allemande et de l’histoire de l’Allemagne au siècle dernier en fait un observateur avisé de l’actuelle progression de l’extrême droite à travers le monde, notamment les torsions qu’elle opère sur le langage et le réel.

Dans un ouvrage qui vient de paraître, vous parlez d’une « coulée brune » que serait le discours d’extrême droite au sein de notre langue, est-ce que vous pensiez à une coulée de boue ?

Olivier Mannoni : C’était d’abord l’idée de la boue, en effet. Peut-être aussi le fait de couler de l’acier ou des métaux qui, une fois refroidis, sont très difficiles à détruire. Mais c’est d’abord un déferlement de boue, comme on en a vu en Italie ou en Espagne ces jours-ci. Cela arrive à une vitesse folle et, ensuite, il est très difficile de s’en relever.

Vous montrez bien dans ce livre et dans le précédent (2022) qu’il s’agit d’un « déluge de discours ». Qu’entendez-vous par là ?

Ce qui m’intéressait renvoyait au travail que j’ai fait sur Mein Kampf, qui est une espèce de diarrhée verbale déversant du texte de façon ininterrompue, avec au milieu quelques considérations. Ce sont à peu près toujours les mêmes : l’Allemagne a été trahie, envahie par les juifs et les communistes, toute l’Allemagne est fichue parce que l’enseignement et la culture sont dégénérés, et tout cela est décadent. Les thèmes sont redondants et on pourrait réduire Mein Kampf à un opuscule de quelque vingt pages. Or Hitler en a fait 800, écrites en prison, qui forment un magma absolument incompréhensible.

Nous avons affaire à des gens d’un niveau intellectuel très bas, qui ne maîtrisent pas du tout la langue.

Je suis donc allé voir ses discours. Extrêmement opaques, braillés avec une voix de fausset, ils sont structurés quasiment toujours de la même manière : Hitler terminait toujours avec des slogans très simples, des idées très brèves, très violentes, en désignant un ennemi et en proposant comme solution de s’en débarrasser. Ce qui était censé résoudre tous les problèmes.

Les historiens de l’équipe d’Historiciser le mal, qui est le titre sous lequel nous avons publié l’édition critique de Mein Kampf, m’avaient demandé de réaliser une traduction au plus près, pour montrer le caractère incompréhensible d’Hitler. Or, au même moment, on m’a demandé un article sur ce thème pour une revue états-unienne, car Donald Trump était alors au pouvoir (nous étions en 2017).

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Aussi me suis-je intéressé aux discours de Trump et j’ai noté de fortes ressemblances avec ceux d’Hitler : une espèce de « gloubi-boulga » permanent, avec des slogans hyper simples, parfois contradictoires, toujours très brutaux (1). Phénomène qui, chez Trump, s’est encore aggravé au cours de la campagne de 2024. Nous avons affaire à des gens d’un niveau intellectuel très bas, qui ne maîtrisent pas du tout la langue, font semblant de tenir un discours intellectuel de manière à hypnotiser les foules, ou en tout cas leur donner l’impression qu’ils sont de vrais penseurs, et centrent leurs propos autour de la violence, de l’exclusion, du racisme…

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C’est aussi l’analyse de Robert O. Paxton, 92 ans, historien spécialiste du nazisme et du régime de Vichy, auteur de La France de Vichy (Seuil, 1973), qui renouvela fondamentalement le regard sur la responsabilité du régime de Pétain dans les persécutions et la déportation des juifs de France. Dans le New York Times, il raconte comment, d’abord sceptique sur l’emploi du terme « fasciste » à propos de Donald Trump, il a analysé de près ses discours et en a conclu que le terme pouvait s’appliquer au président républicain réélu le 5 novembre 2024. Des extraits de cet article d’Elisabeth Zerofsky paru le 23 octobre viennent d’être traduits dans Courrier International, n° 1775, 7-13 novembre 2024.

Voyez-vous la réélection de Donald Trump comme un nouveau signe de cette « coulée brune » qui serait en train de nous submerger, nous et nos vieilles démocraties ?

C’est le signe, je crois, qu’un certain type de langage en politique, qui nous paraissait impossible ou inaudible en Europe, a maintenant « voix ouverte », avec des médias qui le relayent allégrement. Un langage qui n’est pas fondé sur le rationnel mais sur l’irrationalité, la violence, des faits « alternatifs », le mensonge systématique.

Le premier chapitre de mon livre, écrit bien avant cette élection états-unienne, s’intitule « Une année cauchemardesque ». Or, aujourd’hui, on a vraiment l’impression d’entrer dans le cauchemar ! Et nous avons chez nous les structures pour que cela se reproduise ici : une armée de gens qui ont, je ne dirais même pas une idéologie, mais plutôt un tropisme d’extrême droite, c’est-à-dire qui croient à la masculinité, à la virilité, à la brutalité, à la violence, et qui croient que Poutine et Trump sont des types « qui en ont » et que c’est ça qu’il nous faut…

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Ce ne sont même pas des « idées » d’extrême droite, c’est une sorte de magma, avec des chaînes de télévision qui diffusent cette diarrhée – de Fox News aux États-Unis à CNews et le groupe Bolloré en France, sans parler des télévisions russes, toutes aux ordres du pouvoir, mais aussi le traitement ahurissant par BFMTV de la campagne et de l’élection de Trump ces dernières semaines. 

Il y a également une étrange hiérarchie de l’information sur ces chaînes : le procès de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics à l’Union européenne, à hauteur de plus de 7 millions d’euros, est à peine couvert. Nous avons là un parti politique d’extrême droite, avec des petits partis d’ultra-droite qui en fait l’alimentent : on a bien vu aux dernières législatives des zemmouriens passer sans aucune difficulté au RN, tout en entretenant l’hystérie raciste et violente, comme aux États-Unis.

« Le patron du Journal du dimanche, Geoffroy Lejeune, parle d’artistes « dégénérés », ce terme venant directement du nazisme. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Tout cela va de pair avec une détestation du savoir, des artistes, de la presse, comme l’a encore énoncé Donald Trump ces derniers jours. Nous connaissons cela en France. Le patron du Journal du dimanche, Geoffroy Lejeune, parle d’artistes « dégénérés », ce terme venant directement du nazisme. Je pense donc qu’avec la réélection de Donald Trump on s’apprête à vivre quatre années très difficiles. Avec un rapport au réel qui s’est effondré et qui risque d’arriver ici.

Vous expliquez à ce propos que cette « diarrhée verbale » est d’abord une attaque contre le dialogue, qui serait la base de la démocratie.

C’est une idée déjà développée dans l’Antiquité. Platon montre bien que, déjà à son époque, la démocratie, c’est le dialogue, arriver à parler ensemble, éventuellement pour s’affronter mais en vue d’arriver à un point sinon commun, au moins intermédiaire, qui permette de prendre des décisions ensemble. Et si on ne peut pas les prendre ensemble, que ce soit une majorité qui le fasse, sur des bases rationnelles.

Il y a aujourd’hui une « internationale brune ».

Les discours comme ceux d’Hitler et de Trump, qui sont extraordinairement confus, mettent en jeu la démocratie puisque, si on n’a plus la possibilité du dialogue, il n’y a plus de démocratie possible. C’est ce que voulait Hitler, et c’est ce que veut Trump en ce moment. Il a dit plusieurs fois en substance : « Une fois que vous m’aurez élu, ce ne sera plus la peine de voter ; je vais éliminer tous mes adversaires ; je ne pleurerai pas si tous les journalistes sont exécutés… » Ces gens sont clairement contre la démocratie.

Et j’essaie d’expliquer dans mon dernier livre que ce n’est pas seulement le fait d’Hitler, de Poutine ou de Trump, c’est vraiment un mouvement mondial. Je crois vraiment qu’il y a aujourd’hui une « internationale brune » qui utilise tous ces biais, et qu’il est possible d’établir des liens entre les mouvements QAnnon, Maga [du principal slogan de Trump : « Make America great again », N.D.L.R.] ou pro-Trump et des mouvements identiques en France, comme les conspirationnistes « antivax ». J’évoque ainsi dans mon livre les liens entre les « antivax » et Alain Soral, chez qui ils tiennent leurs conférences.

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Nous avons donc là un courant pratiquement homogène, dont l’homogénéité apparaît dans le caractère abscons du discours, la désignation systématique de l’ennemi, la volonté de l’éliminer au lieu de discuter avec lui, renforcé par une sorte de marigot très nihiliste qui ne sait pas trop où il va, dans une atmosphère de fin du monde qui serait la nôtre en ce moment. Avec une haine de la culture et de la science : quand on entend Donald Trump envisager de prendre Robert Kennedy Jr, qui est un fou furieux, comme responsable de la Santé, on ne peut qu’être très effrayé !

Vous soulignez en outre que cette « coulée brune » s’en prend évidemment, comme dans les années 1920 et 1930, à l’enseignement. Et que ce « déluge de discours » passe systématiquement par une attaque contre le savoir.

Adolf Hitler consacre un chapitre entier à l’enseignement, où il explique qu’il est complètement absurde d’apprendre les langues étrangères, que les enseignants sont bien sûr tous corrompus, tous juifs ou tous corrompus par les juifs et les communistes. Et que l’enseignement lui-même est fait n’importe comment. Sa « proposition » est que les petits garçons apprennent à se battre, que l’éducation soit essentiellement sportive, et que les petites filles soient préparées à être de bonnes mères pour engendrer des soldats. Il envisageait que les élèves aient quelques notions de calcul, mais que seule une toute petite fraction parviendrait à détenir un véritable savoir.

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De même, Donald Trump formule des attaques très vives contre l’enseignement. Et, en France, les attaques de l’extrême droite contre l’enseignement ne datent pas d’hier. Cette attitude a des effets totalement aberrants, telle une dépréciation morale et financière du métier d’enseignant, sur laquelle jouent certains politiques en stigmatisant des profs qui travaillent « seulement » dix-huit heures par semaine devant leurs élèves.

Il faut vraiment ne jamais avoir donné un cours pour penser qu’un enseignant passe le reste de son temps à courir dans les bois ! Le temps passé à préparer ses cours, à corriger ses copies, à parler aux élèves et aux parents est évidemment ignoré. De même, un instituteur accomplit largement ses 35 heures hebdomadaires ! 

« Des blocs entiers dans les discours de Trump pourraient sortir de Mein Kampf, comme lorsqu’il dit qu’il faut « éradiquer la vermine », que « le sang américain est contaminé par les migrants »… » (Photo : Maxime Sirvins.)

En réalité, ces attaques sont d’abord contre le savoir, qui a toujours été l’ennemi des dictatures, en tout cas du pouvoir. La meilleure preuve, c’est qu’on a eu en France je ne sais combien de « réformes » de l’Éducation nationale en une décennie. Avec des résultats catastrophiques puisque les enseignants étaient obligés de changer leurs programmes au dernier moment. Après, on peut toujours venir expliquer que les résultats des élèves sont médiocres parce que les profs ne seraient pas bons ! Ce type de cercle vicieux, terrible, qui est une démolition systématique des instruments de savoir et de connaissance, apparaît dans tous les courants d’extrême droite. C’est systématique.

Le sous-titre de Coulée brune, « Comment le fascisme inonde notre langue », fait penser à l’œuvre de Klemperer (2). Diriez-vous que la langue de Trump s’inscrit dans la lignée de la Lingua Tertii Imperii (Langue du Troisième Reich) ?

2

Viktor Klemperer (1881-1960), linguiste et philologue allemand, fils de rabbin, était marié à une « aryenne », ce qui lui évita d’être déporté en camp d’extermination. Le couple dut se cacher et il consacra ces années de clandestinité à analyser la langue nationale-socialiste dans Lingue Tertii Imperi (La Langue du Troisième Reich, Albin Michel, 1996). Il tint un Journal de 1933 à 1945, document indépassable, publié au Seuil en 2000.

Avec Bérangère Viennot, qui a publié La Langue de Trump (3), nous avons commencé par repérer certains fils qui apparaissaient très similaires à la langue de Mein Kampf. Au départ, je prenais beaucoup de précautions : je disais alors que nous avions affaire à un démocrate autoritaire. Puis il y a eu le 6 janvier 2021 (l’assaut du Capitole, N.D.L.R.) et maintenant une émergence du langage qui est vraiment frappante.

3

Éd. Les Arènes, 2019. Bérangère Viennot est traductrice et américaniste.

Nous avons repéré parfois des blocs entiers dans les discours de Trump qui pouvaient sortir de Mein Kampf, comme lorsqu’il dit qu’il faut « éradiquer la vermine », que « le sang américain est contaminé par les migrants »… Il y a au moins une vingtaine d’exemples de termes qui relèvent quasi directement du langage du livre d’Hitler ! On peut ajouter à cela ses menaces de faire intervenir l’armée contre ses opposants et les injures, qui étaient aussi un mode d’action politique des nazis.

Je ne dis pas que Donald Trump est un nazi, mais on observe des parallèles extrêmement inquiétants.

Un faisceau d’indices montre que nous avons affaire à quelqu’un d’extrêmement dangereux. Et ce n’est même pas un seul individu, mais bien plus largement le mouvement Maga, qui semble de plus en plus incontrôlable. Ce n’est pas un mouvement nazi à proprement parler – les analogies historiques étant par définition très dangereuses –, mais il pourrait facilement basculer dans des mesures de coercition et de violence extrêmes, d’attaques très violentes aussi contre les migrants (comme Trump l’a annoncé lui-même plusieurs fois).

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Donald Trump a une volonté déterminée de définir une Amérique qui serait « pure » socialement, ethniquement, racialement et politiquement : « la bonne Amérique ». Et les autres seraient les « ennemis du peuple », terme qu’il a encore utilisé il y a peu. Tout cela n’est pas que nazi, mais ce sont des termes que l’on retrouve dans tous les discours des nazis ! Je ne dis pas que Donald Trump est un nazi, mais on observe des parallèles extrêmement inquiétants. Dont ceux qui le suivent pourraient s’emparer pour le pire.

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