Y a-t-il une gauche aux États-unis ?

Après le choc de la réélection de Donald Trump, la gauche états-unienne pourrait sembler exsangue. Surtout après les compromissions de la campagne aseptisée, jugée trop centriste, de Kamala Harris. Pourtant, rebondir semble encore possible pour nombre de progressistes outre-Atlantique.

Olivier Doubre  • 13 novembre 2024 abonnés
Y a-t-il une gauche aux États-unis ?
© Bastien INZAURRALDE / AFP

La gauche états-unienne serait-elle définitivement « K.O. », tant sa défaite fut rude et la victoire de Donald Trump une sorte de terrible coup de massue ? Le résultat du suffrage du 5 novembre dernier peut le laisser penser, Trump ayant progressé en nombre de voix dans tous les États (hormis celui de Washington), même dans les fiefs démocrates, et battu le record du nombre de voix obtenues par les Républicains à l’élection présidentielle. Les Démocrates ont perdu près de 10 millions de voix par rapport au scrutin de 2020.

La question répétée sans cesse par le camp républicain (« Viviez-vous mieux il y a quatre ans ? ») a sans aucun doute pesé lourd dans le choix des États-uniens et des États-uniennes « moyens », le 5 novembre. Or la campagne de Kamala Harris, bien que très courte (quatre-vingt-dix jours à peine, ce qui fut certainement un fort handicap), n’a cessé de se tourner vers le centre droit, la candidate s’affichant avec Liz Cheney (fille de Dick Cheney, vice-président de George W. Bush et virulent « va-t-en-guerre » pour envahir l’Irak en 2003), qui la soutenait, au lieu de faire des propositions en faveur du pouvoir d’achat.

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Si l’on devait s’essayer à dresser un premier bilan de cet échec cuisant, force serait de reconnaître tout d’abord que les Démocrates ont perdu le vote populaire (soit le nombre de voix en valeur absolue). Ce qu’il ne leur était pas arrivé depuis 2004 et le duel entre George W. Bush et John Kerry. Ensuite, nombre d’électeurs se sont détournés du Parti démocrate, non sans un certain sentiment de déclassement, qu’ils pensent responsable de l’inflation et des inégalités salariales.

C’est même le comble de constater que le vote Trump a pu progresser dans des centres urbains comme New York ou Philadelphie, mais aussi dans des segments de la population du pays traditionnellement acquis au Parti démocrate, tels que les jeunes, les Noir·es, les Hispaniques mais aussi une bonne part des classes ouvrières ou de la petite classe moyenne.

La position trop centriste de Kamala Harris

La gauche américaine a-t-elle cependant encore une chance de rebondir, de recouvrer sa capacité à parler et à mobiliser, des catégories populaires aux minorités en passant par la jeunesse ? Auteur d’une biographie remarquée de Kamala Harris (1) et correspondant à New York pour Mediapart (après avoir collaboré plusieurs années dans nos colonnes), Alexis Buisson pointe d’abord les erreurs de stratégie de la candidate démocrate.

1

Kamala Harris. La biographie, Alexis Buisson, éd. de l’Archipel, fév. 2023, 240 pages, 21 euros.

Non sans reconnaître qu’elle avait commencé, dès son entrée (tardive) dans la campagne, avec un certain nombre de handicaps importants : bien moins connue que l’ancien président républicain milliardaire, et jadis animateur d’émissions racoleuses de téléréalité, Kamala Harris, disciplinée, dans l’ombre de Joe Biden, a souffert, selon lui, du « fardeau de la présidence précédente », position toujours délicate, pour ne pas dire inconfortable, et de la volonté de changement de l’opinion.

Mais comme d’autres observateurs, le journaliste souligne surtout un positionnement politique délibérément trop « centriste ». Alors que l’électorat populaire, a fortiori de gauche, attendait certainement une dénonciation des inégalités croissantes, de l’inflation sur les produits de première nécessité, l’essence et le logement. « Les Démocrates auraient dû se réemparer de ces sujets, souligne Alexis Buisson. Lorsqu’ils le font, les électeurs adhèrent ; Bernie Sanders le dit clairement : il s’agit d’aller vers la gauche, en abordant les questions économiques du quotidien. »

Tandis que les dirigeants démocrates défendent le statu quo, le peuple américain est en colère et souhaite du changement. Et il a raison.

B. Sanders

Et le leader de la gauche de (la) gauche, élu du Vermont (depuis 1991, encore réélu la semaine passée à l’âge de 83 ans), de dénoncer les errements des Démocrates : « Il n’est pas surprenant qu’un Parti démocrate qui a abandonné la classe ouvrière découvre que la classe ouvrière l’a abandonné. » Or, si les Démocrates ne s’adressent pas à l’opinion, et d’abord à l’électorat populaire, se complaisant à tenir un discours aseptisé, centriste, sans marqueur idéologique fort, les électeurs s’en détournent.

Et Bernie Sanders d’ajouter : « Cela a commencé par la classe ouvrière blanche, et maintenant ce sont aussi les travailleurs latinos et noirs. Tandis que les dirigeants démocrates défendent le statu quo, le peuple américain est en colère et souhaite du changement. Et il a raison. »

Bernie Sanders, leader de l’aile gauche du Parti démocrate et élu du Vermont depuis 1991. (Photo :
Chip Somodevilla / Getty Images via AFP.)

Les discours démagogiques d’un Trump ou d’un Elon Musk, quand bien même ils sont milliardaires, parviennent à apparaître plus proches de l’opinion de nombreux salariés, quand rabâcher la défense d’un système néolibéral à bout de souffle – et in fine honni des salariés – paraît de plus en plus éloigné de leurs préoccupations.

Alexis Buisson cite ainsi l’exemple du Missouri, État conservateur du Midwest, là où commence le Sud profond, qui a vu ses électeurs et électrices adopter par référendum, le même jour et en parallèle du scrutin présidentiel du 5 novembre, l’inscription de l’accès à l’avortement dans la Constitution de l’État, une augmentation du salaire minimum et l’obligation pour les entreprises à accorder un congé maladie payé à leurs employés.

Donald Trump connaît mieux le pays que nous. 

C. McCaskill

Pourtant, il est remarquable de constater qu’en dépit de ces avancées sociales significatives, les Démocrates n’y progressent pas en nombre de voix, montrant « le fossé » entre les aspirations populaires et leur offre politique. L’ancienne sénatrice démocrate de cet État, Claire McCaskill, d’en conclure, amère, observant l’écart entre la grave crise économique et sociale que vivent les classes populaires et même moyenne états-uniennes et le discours du Parti démocrate : « Donald Trump connaît mieux le pays que nous. »

Retour aux fondamentaux

Pourtant, comme dans tout parti politique, les Démocrates sont divers, avec des tendances et des affinités politiques multiples. On se souvient qu’en 2020, lors de l’élection de Biden à la Maison Blanche, il avait élaboré son programme avec tous les courants de son parti, y compris son aile gauche emmenée par Bernie Sanders ou une figure comme Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), jeune élue « socialiste » du Bronx (New York), qui incarnait une voix majeure. Toutefois, comme souvent, sans être proprement chassé de l’administration Biden, ce courant de gauche au sein du parti a vu son influence diminuer peu à peu, en dépit d’un relatif soutien populaire.

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Jusqu’à ces dernières élections de novembre qui, même si « AOC » a été réélue haut la main dans son fief du Bronx, ont davantage été marquées par l’affichage de Kamala Harris aux côtés de Liz Cheney. Celle-ci et son père, Dick Cheney, ont en effet choisi de soutenir finalement la candidate démocrate, ne supportant plus les outrances de Donald Trump. C’est cette stratégie tentant de rallier quelques conservateurs se détournant du candidat républicain qui, outre son échec patent, est l’objet de critiques de l’aile gauche démocrate.

Retrouver les fondamentaux du parti, notamment ceux de la lutte contre les inégalités sociales, semble aujourd’hui davantage pouvoir rallier l’électorat populaire. Beaucoup d’observateurs ont souvent opposé une Amérique rurale, réputée conservatrice et donc républicaine, à celle, plus urbaine, des cols blancs diplômés. Or ce schéma n’est-il pas réducteur ? Les valeurs de solidarité et d’entraide font en effet partie du vieil « esprit pionnier » états-unien.

« Paradoxe vermontais »

Une passionnante enquête de terrain (2), autant ethnologique que sociologique, documente la réalité du très rural et petit État frontalier du Canada à l’extrême nord-est du pays qu’est le Vermont. Avec près de 600 000 habitants, sa capitale Burlington et ses trois représentants à la Chambre, c’est l’État où est élu Bernie Sanders depuis plus de trente-cinq ans. Le politiste Ivan Bruneau a passé de longs mois pour opérer une immersion dans « une petite ville de gauche en milieu rural », véritable « paradoxe vermontais », loin des clichés de Brooklyn et du Village à New York, de San Francisco, Berkeley ou Big Sur en Californie.

2

Au pays de Bernie Sanders. Enquête sur une autre Amérique, Ivan Bruneau, éd. EHESS, 252 pages, 14 euros.

Longtemps républicain, comme souvent dans les zones rurales, cet État forestier et agricole devient à partir des années 1960 une des destinations des hippies, du mouvement de « retour à la terre » et de la création de « communes ». Cependant, le chercheur souligne qu’on ne saurait voir le Vermont comme « une exception qui confirme la règle » mais que son étude se « confronte aux raisonnements binaires opposant les régions rurales et urbaines des États-Unis ».

On plonge ainsi dans cet « autre Amérique », trop mal connue, où des coopératives alimentaires et d’autres lieux alternatifs se sont organisés depuis près d’un demi-siècle, mais aussi des structures de débats démocratiques comme les « town meetings » de la Nouvelle-Angleterre, qui remontent au XVIIe siècle.

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En observant toutes ces initiatives, Ivan Bruneau montre qu’une gauche démocratique peut se construire, non pas grâce à un noyau de militants radicaux, mais au sein de « communautés » (au sens américain du terme) où les gens ordinaires, salariés et classes populaires, peuvent s’organiser et développer des pratiques alternatives et démocratiques. Même dans les campagnes états-uniennes. L’espoir demeure, même après la victoire de l’odieux et dangereux Donald Trump !