Féminicides : « Les victimes de plusieurs discriminations sont invisibilisées dans les médias »

Le collectif #NousToutes a réalisé une grande enquête sur le traitement médiatique des féminicides entre 2017 et 2022. Entretien avec Marie Fuentes, membre de #NousToutes.

Élise Leclercq  • 15 novembre 2024 abonné·es
Féminicides : « Les victimes de plusieurs discriminations sont invisibilisées dans les médias »
Rassemblement à Paris, le 16 juillet 2024, en mémoire de Geraldine, femme trans et travailleuse du sexe, assassinée à Paris.
© Hugo Boursier

121 féminicides depuis le 1er janvier 2024. Plus de 1 000 depuis le premier mandat d’Emmanuel Macron en 2017. Un fait social systémique qui trouve ses origines dans le patriarcat. Comment la presse écrite a-t-elle médiatisé ces crimes ? Cette question est soulevée par le collectif féministe #NousToutes. Des membres ont réalisé une enquête sur le traitement médiatique des féminicides, de 2017 à 2022. Si le rapport fait état d’une nette augmentation du nombre d’articles sur le sujet, avec une utilisation plus fréquente du terme précis, une grande partie des féminicides reste invisibilisée.

Vous expliquez dans votre rapport qu’il y a une amélioration du traitement médiatique des féminicides, mais que persiste l’existence d’un “paradigme conjugaliste”. Pouvez-vous expliquer cette différenciation ?

Marie Fuentes : Dans les féminicides, on identifie trois catégories : les féminicides conjugaux, les féminicides sociaux et les féminicides familiaux. On a noté que le terme de féminicide est repris 28 fois plus en 2022 qu’en 2017. Mais la majorité (89 %) des articles en 2022 traite de féminicides conjugaux et beaucoup moins des féminicides sociaux (7 %) ou familiaux (1 %). Il y a vraiment un écart important qui s’est creusé depuis 2017.

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Plusieurs éléments peuvent entrer en compte. Historiquement, les mouvements féministes français se sont concentrés sur les féminicides commis au sein du couple. Ce n’est qu’à partir de 2022 qu’on a pris en compte les féminicides hors du couple, avec ce souhait de visibiliser l’ensemble des violences en prenant en compte toutes les victimes. On observe une dépolitisation des féminicides qui ont lieu en dehors du cadre conjugal, ce qui invisibilise et délégitime près de 28 % des féminicides, décomptés par #NousToutes en 2022.

Manifestation contre les féminicides, à Paris, en mars 2020. (Photo : Salomé Dionisi.)

Justement, qui sont ces 28 % et pourquoi sont-elles invisibilisées ?

De manière générale, les victimes qui sont à la croisée de plusieurs discriminations vont être plus invisibilisées comme les femmes âgées, racisées, handicapées, etc. Les féminicides de « séniores » sont traités sous l’angle du « drame du grand âge », voire même de façon valorisante pour l’auteur, qui aurait abrégé les souffrances de sa compagne. Les féminicides commis envers les femmes trans ainsi que les femmes travailleuses du sexe (TDS) sont particulièrement absentes du traitement médiatique.

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Elles ne vont pas être considérées comme des victimes légitimes parce qu’elles remettent en question des injonctions faites aux femmes. Les données de 2022 indiquent que presqu’aucun article traitant d’un cas de féminicide dans l’actualité ne mentionne une victime TDS, alors que nous en avions recensé au moins deux cette même année. Leur mort, en raison de leur genre, sont aussi des féminicides.

Les féminicides sont dépeints comme une fatalité pour les travailleuses du sexe.

Et même quand ces féminicides sont médiatisés, ils sont relativisés. Un article du Progrès sous-titrait : « Histoire tragique d’une prostituée paumée venue de Marseille et de passage à Lyon ». Dans ce papier, le propos est infantilisant et culpabilisant. L’utilisation de l’adjectif « paumée », avec « tragique », laisse penser que la victime a été assassinée du fait de son déplacement et de son mode de vie considéré à la marge.

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À ce propos, nous avons aussi interviewé des expertes sur le sujet. Il y a notamment Mimi Aum Neko, présidente d’Acceptess-T, qui dit que les féminicides sont dépeints comme une fatalité pour les TDS, comme si, quand on choisit ce travail, cela implique qu’il faut assumer les conséquences. Elles sont considérées comme de mauvaises victimes.

Pourquoi dites-vous que cette conjugalisation des féminicides « offre un certain confort aux pouvoirs publics » dans le rapport ?

Quand les féminicides en dehors du couple sont abordés, il n’y a pas d’analyse structurelle de ces crimes. Or l’enjeu principal est bien de passer de la rubrique « fait divers » à la rubrique « société ». Pour régler le problème de cette invisibilisation, il faut d’abord le politiser. Car si on le politise, on montre l’étendue, les causes et conséquences de toutes les violences et on force les pouvoirs publics à sortir de leur confort puisqu’ils doivent mettre plus de moyens sur la table.

Les institutions veulent restreindre la production de données sur les féminicides aux seuls féminicides conjugaux.

Les institutions veulent restreindre la production de données sur les féminicides aux seuls féminicides conjugaux. La lutte contre les violences de genre de l’État ces dernières années se concentre majoritairement autour des violences conjugales comme, par exemple, le Grenelle des violences en 2019.

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Le phénomène transféminicidaire – crime commis contre des femmes trans en raison de leur genre – est largement relativisé, comme relégué au second plan. On a vu que cela devenait un sujet de panique morale, notamment dans la presse d’extrême droite, qui a largement traité de la création de notre nouveau décompte et qui a indiqué que l’inclusion des transféminicides était un sujet de division du mouvement féministe.

C’est une façon d’essayer de cliver le mouvement. L’extrême droite instrumentalise aussi certaines affaires, comme celle de Philippine. On voit bien qu’il y a une récupération. Comme si le problème venait de l’extérieur. Alors qu’on sait que le problème est partout. Sur les 121 cas recensés cette année, on ne les a pas entendus.

Que reste-t-il à faire au niveau médiatique ?

Au niveau sociétal, il faut communiquer beaucoup plus largement, en visibilisant tous les cas. Il faut aller chercher le plus d’informations possible. C’est ce qu’on fait dans le cadre du décompte. On préconise aussi d’étendre le champ d’analyse du féminicide en prenant en compte l’intégralité du phénomène féminicidaire. Il s’agit aussi de valoriser la parole des organisations féministes, des associations de victimes, des expertes, de respecter les proches et surtout, de remettre au centre la victime.

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