L’intimité de l’histoire

L’historienne Saidiya Hartman brosse le portrait littéraire de femmes noires rebelles et résistantes.

Pauline Guedj  • 6 novembre 2024 abonnés
L’intimité de l’histoire
Des policières arrêtent une jeune manifestante afro-­américaine, le 23 juillet 1963 à New York, lors d’une manifestation contre la ségrégation raciale.
© AFP

Vies rebelles. Histoires intimes de filles noires en révolte, de radicales queers et de femmes dangereuses / Saidiya Hartman / traduit de l’anglais par Souad Degachi et Maxime Shelledy /Seuil / 450 pages / 25 euros.

En 1896, le sociologue africain-américain W.E.B. Du Bois mène des recherches dans le quartier noir de Philadelphie. Son étude, travail pionnier de sociologie urbaine, s’appuie sur des entretiens et sur l’observation. Il s’agit de décrire la situation d’extrême pauvreté des populations noires et de démontrer la corrélation entre race et classe.

La condition des Noirs en Amérique du Nord n’est pas due à ce qu’on imaginait alors comme des prédispositions biologiques. Bien au contraire, c’est tout un appareil politique, économique et social qui place les Africains-Américains au plus bas de l’échelle sociale et les amène à intégrer les assignations qui découlent de leur oppression. En cherchant à mettre en avant un modèle explicatif du racisme et de ses effets, Du Bois trie ses données et retient celles qui donnent du sens à ses analyses. Il met en avant des trajectoires et minimise, voire fustige, les destins les plus marginaux qui pourraient fragiliser ses réflexions.

Plus d’un siècle plus tard, ces destins – figures radicales, femmes, queers – sont les personnages du livre de Saidiya Hartman, Vies rebelles. On y rencontre Gladys, Jackie et Mabel, artistes engagées, Esther, l’oisive par choix, des activistes, mais aussi des ouvrières, des blanchisseuses, des employées de maison et de simples passantes dans les rues de Philadelphie ou de New York.

Insoumises

En dressant leur portrait croisé, le livre nous montre comment celles-ci ont développé une résistance au quotidien largement absente des analyses de W.E.B. Du Bois. Dans leurs actions, dans leurs mœurs et leurs pratiques sexuelles ou amoureuses, dans leur rapport au travail et à l’autorité, elles sont des insoumises qui se sont battues pour tenter de voir éclore leur liberté. En redonnant la parole à ces femmes, Vies rebelles complexifie notre compréhension de l’histoire africaine-américaine. Mais là n’est pas le seul intérêt du livre.

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Lorsque l’on parle d’anonymes, les archives sont rares. Quelques photos, quelques articles de journaux ou rapports de police. L’histoire est faite d’oublis, et c’est justement dans ces interstices que se trouve sa complexité. Pour combler ces trous, Hartman n’hésite pas à faire appel à son imagination. Il s’agit de mettre en scène, de donner à voir ces existences en mêlant rigueur documentaire et pouvoir d’évocation. Son livre, essai brillant pour les historiens, est alors, aussi, un grand texte littéraire, où l’écriture permet de rendre sensible une histoire de l’intime et de la résistance.

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Littérature
Temps de lecture : 2 minutes