Cancer du sein : qu’est-ce qui nourrit le crabe ?

Les cas de cancer du sein en France ne cessent d’augmenter. Et les femmes de moins de 50 ans ne sont pas épargnées. Certaines s’interrogent sur les causes environnementales de cette maladie qui transforme durablement leur corps et leur vie.

Vanina Delmas  • 27 novembre 2024 abonné·es
Cancer du sein : qu’est-ce qui nourrit le crabe ?
© Science photo library / AFP

C’est souvent par hasard qu’elles l’ont découverte. Cette petite boule inhabituelle, pas forcément gênante mais inquiétante, sur la poitrine. En se séchant après la douche, en se touchant lors d’un jeu amoureux ou en se passant de la crème solaire avant une séance de surf. C’est ainsi que Fanny Thauvin a repéré une petite boule dure en haut de son sein. C’était il y a six ans et elle avait 33 ans.

« Dès le diagnostic, on m’a dit d’arrêter de prendre la pilule. J’étais étonnée qu’aucun médecin ne m’interroge sur mes conditions de vie ou mes habitudes quotidiennes. Puis les analyses ont révélé que j’étais porteuse d’une anomalie génétique, donc prédisposée au cancer du sein. Pour la majorité des gens, cela suffisait à expliquer les causes de mon cancer mais, au fil de mes recherches, j’ai réalisé que dans notre génération les cancers apparaissent dix à vingt ans plus tôt que pour nos aïeules. Le gène à lui seul ne peut pas expliquer des cancers jeunes, il a besoin d’être titillé par d’autres facteurs pour se réveiller », explique la jeune femme aujourd’hui bénévole au sein de Jeune et Rose, un collectif de femmes ayant affronté un cancer du sein entre 20 et 40 ans.

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Selon Santé publique France, il est la première cause de décès par cancer chez la femme, avec 60 000 nouveaux cas et 12 000 décès par an. Récemment, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé la France à la première place mondiale pour son incidence à partir des données de 2022. Et les prévisions à l’horizon 2050, si rien n’est fait, sont inquiétantes puisque le nombre de cas annuels en France passerait de 65 700 à 75 400. Des chiffres qui interrogent de plus en plus de malades, d’aidant·es, de médecins et de scientifiques sur d’éventuelles causes environnementales.

Culpabilité

« Quand on est malade, on nous donne des fascicules vantant les mérites d’une hygiène de vie impeccable autour du triptyque tabac/alcool/sédentarité. C’est en effet justifié, mais pour des bienfaits globaux sur la santé, car cela ne représente que 30 % des cas de cancers du sein. Ensuite, 10 % seraient liés à la génétique. Et le reste ? On en parle peu ou les spécialistes résument cela par “des causes multifactorielles et l’effet cocktail” sans véritablement creuser », déplore Fanny Thauvin, chargée de la veille scientifique sur les facteurs environnementaux des cancers pour Jeune et Rose.

« Face à ces chiffres qui augmentent, on nous rétorque souvent deux arguments : l’âge de la population qui croît, et les campagnes de dépistage qui révèlent plus de cas. Alors, regardons les chiffres chez les moins de 49 ans puisqu’il n’y a pas de dépistage organisé en dessous de 50 ans : la France se retrouve avec un taux d’incidence de 47,4, tandis que la moyenne mondiale est à 20, et la moyenne européenne à 31 », précise André Cicolella, toxicologue et président du Réseau environnement santé.

En France, chaque année, 10 % des cancers du sein sont diagnostiqués chez des femmes de moins de 40 ans, soit 5 000 cas. Si les taux de mortalité restent stables, le cancer a souvent atteint un stade avancé puisque les mammographies ne sont ni obligatoires ni conseillées et que les diagnostics se font tardivement.

C’est vraiment ancré dans l’imaginaire collectif que le cancer est dû à des causes individuelles et que ça nous touche après 60 ans 

F. Arnaud

« C’est vraiment ancré dans l’imaginaire collectif que le cancer est dû à des causes individuelles et que ça nous touche après 60 ans », lâche Fanny Arnaud (1), qui se démène pour interpeller sur la responsabilité de certaines substances chimiques. En juin 2024, elle a lancé une tribune publiée sur le site de la revue Terrestres, devenue en octobre un appel dans Le Monde signé par plus de mille femmes touchées par un cancer du sein avant 50 ans.

Avec une question obsédante : « Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? » Lorsqu’elle a palpé pour la première fois une petite boule sur sa poitrine, en surface, qui roulait, pour elle, rien d’inquiétant : juste une malformation dermatologique. Quelques mois plus tard, elle tombe enceinte et commence à songer à l’allaitement, et à s’interroger sur la présence de cette boule qui avait un peu grossi. On lui diagnostique son cancer du sein à 36 ans, à sept mois de grossesse. Sans antécédent familial, et en bonne condition physique.

1

Deux montagnes à gravir. Témoignage d’une femme enceinte touchée par le cancer, Fanny Arnaud, 2023, sur Librinova.

« Je ne me reconnaissais pas dans les facteurs de risque mentionnés dans les campagnes de prévention –  tabac, alcool, surpoids, sédentarité, raconte Fanny. Je travaille dans le domaine de l’environnement et, pourtant, je n’étais pas suffisamment sensibilisée aux effets des pollutions environnementales sur la santé. »

Des pollutions négligées

Au début, la jeune femme reste concentrée sur l’acceptation de la maladie, sur les traitements, sur sa grossesse. Puis savoir « pourquoi elle ? » commence à envahir ses pensées. « J’ai d’abord songé à mon passé récent : les crèmes pour le corps que j’utilisais, la nourriture industrielle que je consommais parfois, le fait que je ne mangeais pas assez bio. J’ai beaucoup culpabilisé. »

Au fil de ses lectures, elle découvre que certains cancers et maladies chroniques peuvent être liés aux conditions de vie, à des pollutions invisibles, remontant à plusieurs décennies. « J’ai grandi dans une région d’Isère où on cultive beaucoup de noix qui ne sont pas en agriculture biologique. Ensuite, j’ai vécu onze ans dans une métropole qui connaît fréquemment des pics de pollution et je faisais beaucoup de sport en plein air. Peut-être est-ce un début d’explication », s’interroge-t-elle.

Même si le sujet est complexe et requiert de la prudence, la littérature scientifique ne cesse de s’étoffer depuis une dizaine d’années pour tenter de démontrer des liens de causalité entre cancer du sein et facteurs environnementaux. L’exemple historique le plus connu est celui du DDT, cet insecticide surutilisé dans le monde au début du XXe siècle et interdit dans de nombreux pays depuis les années 1970.

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En 2015, des chercheurs de l’Institut de santé publique de Berkeley ont montré que les femmes qui ont été les plus exposées in utero au DDT ont quatre fois plus de risques de contracter un cancer du sein, par rapport à celles qui ont été le moins exposées. Cette substance persistante dans l’environnement, reconnue comme un perturbateur endocrinien, est encore utilisée pour lutter contre le paludisme en Asie et en Afrique.

En 2022, le département Prévention cancer environnement du Centre Léon-Bérard (CLB) a mis en évidence les liens entre cancer du sein et pollution atmosphérique, en s’appuyant sur un échantillon de plus de 10 000 femmes, malades et non malades, suivies entre 1990 et 2011. L’étude Xenair a observé l’exposition chronique à faible dose à huit polluants atmosphériques (2). Il en ressort une augmentation du risque de cancer du sein lors d’une exposition à cinq d’entre eux, notamment le dioxyde d’azote, émis entre autres par les gaz d’échappement des véhicules, et les particules PM10, produites par le chauffage ou le transport routier.

2

Dioxines, benzo(a)pyrène (BaP), PCB, cadmium, deux sortes de particules fines, le dioxyde d’azote et l’ozone.

« Parmi les facteurs connus non environnementaux, l’imprégnation en œstrogènes peut avoir un impact sur les cancers hormono-dépendants. Pour tout le reste, on se rend compte qu’il y a des facteurs environnementaux liés aux cancers du sein, concernant par exemple certains bisphénols, certains Pfas, des petites molécules comme l’aluminium, des pesticides, ainsi que des polluants organiques persistants (POP) », explique Xavier Coumoul, professeur de toxicologie et biochimie à l’université Paris-Cité et à l’Inserm.

Avec son équipe, il a mené une étude à la fois expérimentale et épidémiologique sur la phase de progression du cancer, quand la cellule cancéreuse est métastatique, en présence de polluants organiques persistants. « En mesurant la concentration de plusieurs polluants dans le tissu adipeux proche de la tumeur, nous avons pu montrer que les cellules cancéreuses sont plus envahissantes, invasives et agressives, tout particulièrement la dioxine de Seveso. C’est encore plus marquant chez les personnes en surpoids », conclut-il.

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« Les données scientifiques sont de plus en plus nombreuses sur ces sujets, et je ne comprends pas pourquoi la science dans ce domaine n’est pas traduite en actions. Si on avait commencé il y a trente ans, au lancement d’Octobre rose, on aurait évité le doublement de nombre de cas », s’indigne André Cicolella, qui œuvre depuis des années pour l’interdiction des perturbateurs endocriniens, et avait obtenu la suppression du bisphénol A dans les contenants alimentaires.

Pour réduire l’incidence des cancers chez les jeunes femmes, il faut que tout le monde se focalise sur les facteurs environnementaux en amont.

F. Thauvin

Pour les jeunes femmes, oubliées des politiques publiques de santé, Fanny Thauvin recommande au minimum l’autopalpation. Avec l’association Jeune & Rose, elle organise des actions de sensibilisation à l’auto-examen mammaire dans les entreprises, les établissements scolaires, les structures sociales. L’occasion de s’entraîner sur des bustes en silicone mais surtout de recevoir des conseils pour le quotidien. D’abord l’observation de sa poitrine les bras levés, puis des palpations en petits cercles sur le buste, les seins, les aisselles, à renouveler une fois par mois, en dehors de la période des règles.

« C’est un outil important car gratuit et accessible, qui permet d’éviter des diagnostics trop tardifs, mais cela n’empêchera pas la maladie d’arriver. Pour réduire l’incidence des cancers chez les jeunes femmes, il faut que tout le monde se focalise sur les facteurs environnementaux en amont, alerte Fanny Thauvin. Nous soutenons la création d’un registre national des cancers qui concentrerait toutes les données. Est-ce normal que seuls 24 départements en possèdent ? Est-ce normal que les vallées à fortes concentrations de sites Seveso ou que les plus grosses agglomérations ne soient pas couvertes ? »

La mobilisation citoyenne pourrait donner un nouvel élan à la lutte contre les perturbateurs endocriniens et faire en sorte que le cancer du sein ne devienne pas une maladie banalisée pour les générations futures.

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