Femmes : faire corps ensemble contre les politiques de discipline
Pour Françoise Vergès, colonialisme, patriarcat et capitalisme racial forment le socle de la domination qu’ont exercée les Occidentaux sur les corps des femmes esclavisées. Elle perdure aujourd’hui dans le traitement différencié que subissent habitantes du Sud global et femmes racisées du Nord.
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Gisèle Halimi, écho et ferveur d’un combat Femmes : au XIXe siècle, un destin de génitrices Planning familial : Nos droits, toujours à défendreLa colonisation s’intéresse immédiatement au corps des colonisé·es. Les descriptions des vêtements, des sexualités, des marquages sur le corps de rites de passage, de ceux qui entourent naissance et mort, de pratiques de soin et de reproduction situent rapidement ce corps sur une échelle de distance avec ce que l’Occident déclare être un signe de civilisation.
La colonisation renforce la division raciale entre propre et sale, inodore et malodorant, qui, en Europe, sépare les chrétien·nes des Roms, des juives et des juifs. L’ordre bourgeois du XIXe siècle colonial racial consolide cette division. Corps, environnement, animaux et plantes sont répartis entre civilisé et non-civilisé, justifiant des politiques hygiénistes qui construisent un racisme olfactif et corporel, et une urbanisation coloniale. On sait pourtant que, longtemps, les capitales des plus grands empires coloniaux du XIXe siècle, Londres et Paris, seront connues pour leurs odeurs nauséabondes et leur manque d’hygiène.
La politique coloniale suit de près la reproduction sociale – qui a le droit d’avoir des enfants et de les élever –, quelles sexualités sont autorisées, et interdit langues, cultures, rites, manières de se vêtir et de s’orner, tout en expropriant formes, tissus, bijoux pour se parer.
Corps à exploiter
La reproduction elle-même ne peut être pensée en dehors des transformations locales et globales du capitalisme racial. Aux États-Unis, l’institution de l’esclavage repose avant tout sur le travail reproductif gratuit des femmes noires esclavisées alors que, dans les colonies esclavagistes européennes, cette reproduction repose surtout sur la traite ; mais, dans les deux cas, le corps esclavisé est un corps à exploiter, dont l’esclavagiste extrait la force de vie jusqu’à épuisement et mort prématurée.
Le corps des femmes, de l’enfant à naître ou de l’enfant né, est un capital à louer ou à vendre.
Le corps des femmes, de l’enfant à naître ou de l’enfant né, est un capital à louer ou à vendre, la propriété privée d’une femme ou d’un homme esclavagiste. Viol, torture, interdiction de faire famille selon des pratiques qui ne sont pas hétéronormatives et bourgeoises sont inséparables de la colonisation. La colonisation post-esclavagiste poursuit ces politiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, la notion de surpeuplement, présentée par les pays occidentaux comme un danger existentiel pour l’humanité et la planète, est au cœur des politiques démographiques. Les femmes du Sud global, tenues responsables du sous-développement et de la misère, sont la cible de politiques brutales et abusives de contrôle des naissances – avortements forcés, campagnes de stérilisation –, ces programmes visant aussi les femmes racisées des pays du Nord global.
Aujourd’hui, alors que, partout dans le monde, les États, s’inquiétant de la baisse du taux des naissances, veulent rediscipliner le corps des femmes en revenant sur des droits acquis par des luttes (droit à l’avortement et à la contraception), que le président de la République française parle de « réarmement démographique » tout en encourageant une politique raciste qui pénalise les femmes enceintes sur l’île de Mayotte, on constate que le corps des femmes demeure un enjeu. Mais ce sont les femmes des classes racisées populaires qui sont en premier les victimes des nouvelles politiques de discipline.
Il faut ajouter qu’en individualisant absolument le corps, le féminisme bourgeois blanc oublie que ce dernier circule, vit, existe dans un environnement social et culturel. Or le corps n’existe pas en dehors de son environnement humain et non-humain, en dehors de pratiques aimantes de soin. C’est ce que les femmes des mondes colonisés avaient immédiatement compris. Et c’est ce qui guide aujourd’hui les luttes trans, queers et de femmes pour l’abolition du patriarcat et du capitalisme racial.
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