Comment le cinéma français fétichise les femmes racisées
Juliette Smadja, actrice, analyse la perpétuation des clichés raciaux sur grand écran et l’inégalité subie par les comédiennes d’origine africaine, asiatique ou maghrébine.
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Libres de ne pas être mères ? Contraception : cette pilule qui ne passe plus La PMA pour toutes, vraiment ?Lorsque j’explique les difficultés que je rencontre en tant que jeune actrice, métisse afropéenne au nom de famille d’origine séfarade, les gens semblent souvent tomber des nues. À quelques modulations près, on m’oppose toujours la même réponse : « Ça m’étonne. Il a quand même bien évolué, le cinéma français. En plus, c’est la mode des films sur les banlieues en ce moment. Des acteurs racisés, il y en a plein ! Omar Sy, Jean-Pascal Zadi, Reda Kateb. Des femmes ? Heu… la fille dans la série 10 % – elle te ressemble, d’ailleurs ! – ou celle qui s’est énervée aux Césars. Oui, c’est un métier difficile, mais je ne pense pas que ce soit lié à tes origines. T’exagères pas un peu ? »
Au carrefour des mécanismes d’oppression, se loge un concept complexe et pernicieux : le fétichisme.
En France, l’étude « Cinégalités » réalisée par le collectif 50/50 est sans appel : les femmes racisées sont présentes à hauteur de 6 % sur nos écrans dans des rôles principaux. Si nous savons pertinemment qu’il est difficile d’être une femme dans le monde du cinéma, pour nous, actrices racisées, c’est la double peine car, au carrefour de ces mécanismes d’oppression, se loge un concept complexe et pernicieux : le fétichisme, défini par le Larousse comme « une déviation des pulsions sexuelles sur un objet érotique ».
Historiquement, la femme racisée a sans cesse été réduite par les hommes blancs au rang d’objet utile à leur bon plaisir. Dès lors, la femme africaine est présentée comme sauvage et puissante, il faudrait la dompter ; la femme asiatique est douce et servile ; et la femme maghrébine est insolente mais finit toujours par se soumettre.
Ces différents « statuts » ont voyagé à travers les époques et les arts au nom d’un universalisme culturel déterminé par ces mêmes hommes. L’institution, à travers le cinéma, a encensé ces stéréotypes et nous a transmis cet imaginaire colonial qui érotise l’exotisme et exploite le corps des femmes racisées.
On peut penser par exemple à la féline Helen Strangé, interprétée par Grace Jones, dans Boomerang (de Reginald Hudlin), à la docile Hana-Ogi, interprétée par Miiko Taka, dans Sayonara (de Joshua Logan), ou encore à la caractérielle Sahlia dans Raï (de Thomas Gilou), interprétée par une actrice blanche, Tabatha Cash, grimée en banlieusarde maghrébine pour l’occasion.
Aujourd’hui encore la fétichisation du corps des femmes racisées continue d’exister même au sein des films de celles et ceux qui prétendent la déconstruire. Le problème avec le fétichisme, qui est un dérivé du racisme, c’est qu’il se loge dans une vénération de l’altérité. Ainsi, comment penser perpétuer une oppression raciale alors qu’on adore les personnes racisées où qu’on en est une ? Ces dernières années ont vu émerger des films comme Bande de filles ou Divines, visant à visibiliser les minorités en s’emparant à bras-le-corps de la « question raciale ».
La plupart d’entre nous ont des rôles de second plan en lien direct avec la fétichisation de nos corps.
Même si, à mon sens, il est nécessaire de montrer cette réalité, ces films perpétuent tout de même de manière insidieuse la catégorisation des femmes racisées. Dans Bande de filles, de Céline Sciamma, les corps des actrices (Karidja Touré, Mariétou Touré, Lindsay Karamoh et Assa Sylla) sont perpétuellement érotisés, exotisés, et on ne les sort jamais des clichés alloués aux femmes noires, violentes et indomptables. Dans Divines, de Houda Benyamina, Dounia (Oulaya Amamra), jeune femme arabe insolente, s’adoucit au contact de l’amour trouvé auprès d’un homme occidental.
Si ces clichés existent dans des films écrits par des minorités pour les rendre visibles, je ne vous parle même pas des autres productions françaises. La plupart du temps, vous nous retrouverez dans des rôles de soutien, tantôt infirmière docile, meilleure amie solaire, ou voleuse caractérielle. Alors que la France est l’un des pays les plus métissés d’Europe et que les femmes racisées viennent de partout, occupent des postes et des situations sociales diverses et variées, vous constaterez que la plupart d’entre nous ont des rôles de second plan en lien direct avec la fétichisation de nos corps.
Toujours objet, jamais sujet. Et l’individu dans tout ça ?
Il est difficile de les envisager sans y apposer un regard fétichisant, et ce, dès l’école d’art dramatique. Ainsi, pendant mon cursus, j’ai eu droit à pléthore de commentaires sur ma « beauté solaire », mes « formes » et ma « crinière ». Je suis sortie d’école il y a un peu plus d’un an et j’avance constamment avec le doute. Récemment, une amie comédienne elle aussi racisée m’a dit : « Je pense que je ne corresponds pas à l’idée qu’on se fait de moi. J’ai un caractère fort mais, comme je suis asiatique, ça déstabilise. Je ne veux pas exagérer mais, en vrai, ça passerait mieux si j’étais d’origine arabe. »
On revient à cette fameuse question : « T’exagères pas un peu ? » Je me la pose sans cesse, quand je rate une audition, quand j’en réussis une. À chaque fois je me demande à combien de pourcents la couleur de ma peau a influencé une décision, et il est très aliénant d’avoir à justifier constamment de ses compétences, surtout quand on a été habituée à se sentir illégitime en toutes circonstances.
J’aimerais pouvoir aborder sereinement mon métier sans me soucier d’être trop blanche pour jouer une noire, trop noire pour jouer une blanche, pas assez tunisienne pour jouer une Maghrébine, trop parisienne pour jouer une banlieusarde, trop femme pour ne pas être objectifiée, pas assez blanche pour ne pas être fétichisée. Toujours objet, jamais sujet. Et l’individu dans tout ça ?
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