Camille Froidevaux-Metterie : « La galaxie féministe est en expansion permanente »
Camille Froidevaux-Metterie retrace les « flux et reflux » des luttes pour les droits des femmes depuis les années 1970. Elle s’interroge particulièrement sur la place centrale du corps dans ces combats et pose les conditions d’une réelle bascule politique.
Camille Froideveaux-Metterie est philosophe, chercheuse et professeure de science politique. Ses deux derniers livres : l’essai Un si gros ventre et le roman Pleine et douce.
La question du corps était au cœur des luttes féministes dans les années 1970. Mais était-ce vraiment une libération pour les femmes ?
Camille Froidevaux-Metterie : Le féminisme lutte depuis toujours contre l’assignation des femmes à leurs fonctions corporelles, principalement sexuelle et maternelle. Cette assignation, qui remonte à l’Antiquité grecque, a été transmise à travers les siècles et renforcée par le tournant de la modernité démocratique. C’est sur ce socle qu’a été édifiée la division sexuée du monde qui est l’autre nom du système patriarcal dans nos sociétés occidentales : d’un côté le privé-corporel-féminin-inférieur, de l’autre le public-rationnel-masculin-supérieur.
La « révolution sexuelle » n’a été révolutionnaire que pour les hommes.
Il faut attendre les années 1970 pour que cette hiérarchisation genrée soit questionnée par les théoriciennes féministes de la deuxième vague qui vont, deux cents ans après les hommes, faire entrer les femmes, devenues enfin des sujets de droit, dans la modernité démocratique. Elles le font avec l’ambition de désinsérer les femmes du carcan patriarcal sur le volet maternel, par la conquête des droits reproductifs, et sur le volet sexuel, par les prémices de la « révolution sexuelle ». Or celle-ci n’a été révolutionnaire que pour les hommes, la question de la sexualité et du plaisir des femmes ayant été complètement déniée.
Le tournant néolibéral des années 1980 a-t-il eu des conséquences sur ces luttes ?
Oui, car ces combats corporels ont alors disparu. Les femmes se sont lancées à la conquête du monde social et professionnel, mais elles l’ont fait comme des hommes, au nom de l’égalité tant réclamée. Toutes les questions liées au corps ont été enfouies. Née en 1968, je fais partie de cette génération de femmes à qui on a dit de faire des études, de foncer, et qui l’ont fait comme des hommes, c’est-à-dire comme si elles n’avaient pas de corps, pas de règles, pas de projet d’enfantement, pas de maladies féminines. Parallèlement, le féminisme s’est institutionnalisé et, pendant près de quatre décennies, le féminisme de terrain a quasiment disparu.
C’est aujourd’hui sur le versant de l’égalité que tout se joue.
Qu’est-ce qui a permis, dans les années 2010, d’ouvrir la voie à cette réflexion féministe à partir du corps ?
Les luttes des années 2010 prennent racine dans ce courant de pensée qui s’est développé autour des études de genre aux États-Unis, puis en France. La mise en évidence des mécanismes de la construction sociale des rôles genrés a permis un retour au corps, après une longue occultation. Les revendications ont déroulé le fil de la vie des femmes, en commençant par les règles, puis les organes génitaux, sur le versant positif de la sexualité et du plaisir comme sur le versant négatif de la dénonciation des violences sexistes et sexuelles. Le mouvement #MeToo a alors mis au jour ce scandale : malgré les conquêtes sociales et politiques, les femmes étaient restées des corps sexuels et maternels à disposition.
Nous vivons aujourd’hui le deuxième volet de la révolution sexuelle ; après la liberté permise par les droits reproductifs, c’est aujourd’hui sur le versant de l’égalité que tout se joue. La notion de consentement renvoie à une idée assez simple, mais longtemps occultée, à savoir qu’une relation sexuelle est épanouissante quand elle est égalitaire, c’est-à-dire horizontale, incluant la discussion, l’acquiescement, les questionnements.
Vos deux derniers livres, l’essai Un si gros ventre et le roman Pleine et douce, abordent le sujet de la maternité, du corps enceint, de la procréation. Est-ce un nouveau front dans cette bataille de l’intime, délaissé par les féministes ?
J’ai découvert le féminisme par la maternité, au début des années 2000, étant confrontée à l’assignation à ma condition maternelle. Je suis heureuse de constater que la bataille de l’intime connaît aujourd’hui une séquence maternelle avec ces revendications autour des arrêts naturels de grossesse, du postpartum et, plus généralement, cette aspiration des femmes à reprendre possession de leur corps enceint, des premiers mois de la gestation jusqu’à l’accouchement. Elles avaient été dépossédées de toute réflexivité et même de toute agentivité depuis l’imposition d’une obstétrique patriarcale à partir de la fin du XIXe siècle. Elles réclament désormais de pouvoir reprendre possession de leur corps enceint et de redevenir des corps sujets.
Parallèlement à ce foisonnement de luttes, des courants réactionnaires apparaissent dans plusieurs pays. Sommes-nous entrés dans l’ère du backlash [retour de bâton conservateur] ?
On entend souvent parler de backlash, en référence au livre de Susan Faludi, mais je préfère parler de flux et de reflux. Historiquement, quand les femmes et les féministes obtiennent des avancées, on leur demande de retourner au silence. Cela a été le cas après la conquête des droits civils et politiques à la fin des années 1930-1940, puis après la conquête des droits reproductifs dans les années 1980. Aujourd’hui, les signaux de silenciation sont très nets.
Par exemple, la décision en juin 2022 de la Cour suprême des États-Unis de révoquer l’arrêt Roe v. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement dans tout le pays depuis 1973 ; ou encore en Italie, avec Giorgia Meloni qui s’attaque aux droits des femmes et des personnes LGBTQI+, etc. L’appel d’Emmanuel Macron incitant les femmes à participer au « réarmement démographique » de la France est du même ordre : il s’agit de rappeler, au plus haut niveau de l’État, que la condition féminine est, d’abord et avant tout, une condition sociale de maternité. Les femmes doivent donner des enfants à la société.
Que faudrait-il pour provoquer une vraie bascule politique féministe en France ?
Un des nœuds politiques réside, selon moi, dans l’ineffectivité des dispositifs d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. Il faut y remédier. Les féministes défendent aussi l’idée d’une loi intégrale sur les violences sexistes et sexuelles. Nous devons continuer à réclamer ces lois et à nous mobiliser dans la perspective de 2027, car nous savons que nous n’obtiendrons aucune transformation politique de taille dans les deux ans qui viennent. Pourtant, c’est possible.
En Espagne, des tribunaux spécialisés en violences de genre ont été instaurés depuis la loi sur les violences faites aux femmes de 2004. Dans les pays scandinaves, les dispositifs législatifs sur la question des congés parentaux sont beaucoup plus larges : congés plus longs, plus égalitaires, mieux rémunérés, etc. Pour la France, je pense aussi que les féministes doivent accueillir les hommes dans leurs mouvements. C’est un sujet sensible, je le sais. Mais, pour la première fois dans l’histoire du féminisme, les hommes ne peuvent pas se détourner de ces sujets.
Pourquoi ?
Parce tous nos combats visent les comportements masculins, la socialisation masculine, la récurrence des schémas de violences qui s’enracinent par l’éducation. Je suis convaincue que le reflux des années 1980 s’explique en partie par l’absence des hommes dans ces combats. Si certains ont activement participé aux mouvements pour la libération de l’avortement et de la contraception, il n’y a jamais eu de grande figure politique ou intellectuelle masculine ayant pris position sur ces sujets. On a laissé les femmes se libérer elles-mêmes, ce qu’elles réclamaient d’ailleurs et qui était nécessaire.
Je suis par ailleurs d’accord avec cette idée exprimée par certaines féministes qu’il n’y a pas de meilleure solution pour échapper aux violences patriarcales que de vivre sans les hommes, par exemple dans une forme de séparatisme lesbien. Mais il y a une majorité de femmes qui ont des relations avec les hommes et beaucoup de féministes sont hétéros. Donc que faisons-nous ? Comment leur faire confiance ? Comment les accueillir ?
C’est le sujet de votre tribune parue dans Le Monde, où vous questionniez la place que peuvent avoir les hommes dans la lutte contre les violences sexuelles…
Oui, cette tribune a suscité des remous. Je disais qu’il fallait envoyer des signaux clairs à destination des hommes. Dire qu’on a besoin d’eux ne signifie pas qu’on ne fera rien sans eux, ni qu’on serait dans une situation de faiblesse, mais je ne vois pas comment nous obtiendrons des mesures politiques concrètes sans qu’ils se mobilisent avec nous. Cela dit, il faut préciser ce que c’est que d’être un homme féministe.
Je suis contre cette forme de pureté militante qui vient sanctionner les hommes dès qu’ils manifestent leur bonne volonté féministe.
Première étape : se renseigner et s’éduquer pour comprendre nos combats, ce que signifient l’emprise, le continuum sexiste, le consentement, les violences, etc. Et ne pas demander aux féministes d’assumer, en plus de tout le reste, cette charge pédagogique. Deuxième étape : écouter les femmes et les croire. Troisième étape : mettre en œuvre dans sa vie quotidienne tout ce qu’on a appris d’une vie féministe. Et, enfin, s’engager à nos côtés, sur le terrain, en produisant par exemple des outils féministes à destination des hommes. Je suis contre cette forme de pureté militante qui vient sanctionner les hommes dès qu’ils manifestent leur bonne volonté féministe.
Ces débats entre féministes n’ont-ils pas toujours existé ?
Effectivement, il y a toujours eu une pluralité d’opinions, car le féminisme, ce ne sont pas simplement des politiques d’égalité ou de lutte contre les violences sexuelles. Le féminisme est politique tout court ! C’est un projet de transformation de la société tout entière. En tant que tel, il implique des pluralités militantes et donc une forme de conflictualité. Mais je regrette les nouvelles formes d’injonction, cette forme de « moralisme progressiste », pour reprendre l’expression d’Elsa Deck Marsault, qui exige que chaque militant·e soit féministement parfait·e.
Il reste cette idée de disponibilité permanente du corps des femmes. Le patriarcat postule et impose que la vie des femmes soit placée sous le signe de cette disponibilité : puberté, grossesse, maternité, ménopause. Comment faire pour que les femmes reprennent possession de ces étapes corporelles ?
Le courant théorique qui est le mien, le féminisme phénoménologique, consiste à montrer que, si le corps des femmes est bel et bien le lieu par excellence des dominations, il doit être aussi le vecteur de leur émancipation. Ces étapes existentielles ont été construites selon des mécanismes de dépossession et d’aliénation. Dans Un si gros ventre, j’ai observé que, lorsqu’une femme est enceinte, elle est désubjectivée : elle n’est plus un sujet politique, mais un corps au travail pour la société.
L’ambition féministe, c’est de se ressaisir de ces dimensions de nos vies qui, historiquement, ont été objectivées et aliénées. On le voit très nettement aujourd’hui avec les règles, qui ne sont plus du tout un sujet de complexes. On en termine enfin avec des siècles de honte ! Or, comme l’a montré la philosophe états-unienne Sandra Lee Bartky, tout dans la vie des femmes les ramène à cette posture de honte, à ce sentiment de leur propre imperfection et inadéquation qui les enferme dans le silence et l’inaction, et qui les empêche de nouer des liens de sororité.
Toutes les femmes sont-elles en train de se réapproprier leurs corps ?
Outre les concepts de genre et de queer, qui participent à la refondation théorique du féminisme, il faut ajouter celui d’intersectionnalité. Pensée dès les années 1970 par le Black Feminism aux États-Unis, la notion a été définie dans les années 1980, pour arriver en Europe une quinzaine d’années plus tard. C’est cette idée très simple selon laquelle on ne peut pas penser les rapports d’oppression sans penser leur entrecroisement : le genre, donc, mais aussi la classe et la race, ainsi que l’âge, la sexualité ou la situation de handicap. Genre, queer, intersectionnalité, la galaxie féministe est en expansion permanente.
Cette galaxie ne peut donc jamais s’éteindre ?
S’éteindre, je ne pense pas, mais on est clairement entré dans une phase de mise en danger. Des personnalités du monde intellectuel s’émeuvent de ce que notre civilisation pourrait être détruite par la disparition de la binarité des sexes et des genres, évoquant une « invasion wokiste » ou un « péril totalitaire ». C’est d’autant plus aberrant que la situation du monde académique français est de ce point de vue misérable : il n’existe qu’un seul et unique département en études de genre et une douzaine de masters genre dans toute la France.
Cela s’explique par le poids de l’universalisme égalitariste prôné par Élisabeth Badinter ou Caroline Fourest, une approche qui est aux antipodes de ma démarche épistémologique qui s’intéresse aux récits singuliers des personnes opprimées. La lutte s’organise à partir d’expériences vécues, Il faut redonner une forme de réflexivité à la condition incarnée. C’est pour cela que je ne parle pas de « féminité », ce doux mélange de disponibilité sexuelle, de dévouement maternel et d’infériorisation sociale, mais de « féminin », que je saisis au prisme de l’expérience vécue, comme un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps et qui est de ce fait déterminé par lui.
Ce corps reste un terrain de luttes, comme on le voit sur la question des combats sur la transidentité.
Ce qui est intéressant, c’est la manière dont le mouvement transphobe initié par Marguerite Stern et Dora Moutot se qualifie de « femelliste ». Ce terme renvoie à une biologisation de la condition des femmes qui nie la construction historique et sociale des sexes, des genres et des sexualités. Cette conception nourrit une forme de panique morale qui montre, selon moi, que ces personnes ont perçu que la lutte féministe touchait au socle même du système patriarcal, à savoir la famille hétéronormée. Or 60 % des enfants naissent aujourd’hui hors d’un mariage, un nombre croissant d’entre eux au sein de familles monoparentales choisies ou de familles queers.
Ces nouvelles formes de parentalité font voler en éclats les préceptes patriarcaux. Après le découplage des années 1970 entre sexualité et maternité, on assiste aujourd’hui à un deuxième découplage, qui disjoint le féminin de la parentalité. Les familles queers nous montrent que la parentalité n’est plus un destin réservé aux femmes et qu’elle relève désormais du libre choix de toute personne souhaitant devenir parent, quel que soit son genre, son sexe ou sa sexualité.
Assistons-nous, tout de même, à une tentative de nationaliser le corps des femmes ?
Hélas oui, c’est ce que Sara R. Farris a appelé le fémonationalisme, soit une forme d’instrumentalisation des thèses féministes par des femmes d’extrême droite. On le voit notamment dans la façon dont le Rassemblement national prétend lutter contre les violences sexuelles à des fins racistes. Mais le mouvement qui s’oppose à cette récupération est très fort, porté par tous ces liens de solidarité et de sororité entre les femmes.
Un mouvement assez irrésistible de réinvention du militantisme que personne ne pourra arrêter.
Dans les années 1970, il existait des cercles de conscientisation, c’est-à-dire des réunions en non-mixité où les femmes mettaient en partage des récits d’expériences vécues, souvent douloureuses. Ces réunions engendraient des prises de conscience et débouchaient sur des actions concrètes. Dans la séquence actuelle de relance des combats corporels, cette forme de circularité s’exprime largement sur les réseaux sociaux. On ne compte plus les publications parlant spécifiquement de ces sujets. On voit ainsi un nouveau type de cercles de conscientisation se développer. C’est un mouvement assez irrésistible de réinvention du militantisme que personne ne pourra arrêter.