Libres de ne pas être mères ?
Cinquante ans après la loi Veil, l’injonction à la maternité pèse toujours sur les femmes. Mais ce contrôle des ventres ne les touche pas toutes de la même façon.
Dans le même dossier…
Comment le cinéma français fétichise les femmes racisées Contraception : cette pilule qui ne passe plus La PMA pour toutes, vraiment ?« C’est simple : à 40 ans, madame fera une crise existentielle et heureusement que la science sera là pour l’aider à faire un enfant », commente un homme. « Une femme qui ne veut pas d’enfants, il y a un bug dans la matrice, l’ingénierie sociale a pris le dessus sur la biologie », estime un autre. Les commentaires ont été publiés sous un poste Instagram de la journaliste Salomé Saqué.
Invitée le 11 octobre 2023 au micro de France Inter, elle avait exprimé ne pas vouloir d’enfant. Une semaine plus tard, au même micro, l’astronaute Thomas Pesquet avait formulé un souhait similaire, sans susciter autant de commentaires négatifs. Une séquence révélatrice de l’injonction qui pèse toujours sur les femmes à devenir mère.
En 2017, les chercheuses Zoë Dubus et Yvonne Knibiehler ont mené une étude par questionnaire sur les « childfree », c’est-à-dire les personnes revendiquant la non-parentalité. Sur les 737 participants à l’étude, 90 % des femmes avaient subi des remarques désobligeantes sur leur choix. Des remarques reçues, par près d’un quart de ces femmes, dès qu’elles en parlaient, tandis que 46 % des hommes, eux, n’en avaient jamais reçu.
Les femmes qui ne veulent pas d’enfant continuent d’entendre qu’elles sont égoïstes.
B. Zourli
« Les femmes subissent encore une injonction à être mère », estime la militante féministe Bettina Zourli, autrice de l’essai Le Temps du choix (Payot, 2024) et créatrice du compte Instagram @Jeneveuxpasdenfant, suivi par près de 65 000 personnes. « On ne peut pas dire qu’il y a un libre choix aujourd’hui alors que les femmes qui ne veulent pas d’enfant continuent d’entendre qu’elles sont égoïstes, qu’elles n’ont pas trouvé la bonne personne ou qu’elles se soustraient à leur rôle naturel. »
Une remise en cause qu’a connue la journaliste Laurène Lévy. « J’ai 31 ans et je sais depuis plus de dix ans que je ne veux pas d’enfant et que je ne changerai pas d’avis », raconte-t-elle dans son essai Mes Trompes, mon choix ! (Le Passager clandestin, 2022). Elle envisage alors une ligature des trompes, méthode de contraception définitive autorisée en France depuis 2001. « Je tâte le terrain auprès de ma gynécologue de l’époque et m’entends rétorquer : “Vous êtes un peu jeune pour ça.” ».
« Décourager, infantiliser, moquer les personnes qui demandent une stérilisation, en particulier si ces personnes sont des femmes, est monnaie courante dans les cabinets médicaux », écrit-elle dans cet ouvrage qui revient sur l’histoire de la stérilisation. Une pratique pouvant permettre de « se libérer d’une injonction à la parentalité » mais qui « dérange » encore.
Cette pression « diffuse » émanant à la fois de l’entourage, du corps médical et de l’État a été analysée par les sociologues Irène-Lucile Hertzog et Charlotte Debest. Pour elles, il existe un « contrat social procréatif » constitutif de « l’ordre social contemporain ». « Pour avoir un certain nombre de droits et obtenir une forme de reconnaissance sociale sur leur utilité, les femmes ont le devoir d’avoir des enfants », explique Charlotte Debest. « Quand les femmes chamboulent ces assignations à être mère, elles dérangent, car ça remet en cause la division du travail hiérarchisée entre le travail productif rémunéré, assigné aux hommes, et le travail reproductif gratuit, réservé aux femmes. »
Ces dernières années, pourtant, la question des « childfree » « s’est démocratisée », estime Bettina Zourli, notamment grâce à la médiatisation du sujet. Mais « toujours sous un angle écologiste qui évacue les analyses systémiques ».Charlotte Debest explique : « C’est la première fois que les personnes volontairement sans enfant peuvent mobiliser un argument qui est d’ordre altruiste. Ce qui ne veut pas dire que les personnes qui n’ont pas d’enfant sont uniquement mues par une préoccupation écologique. »
Par ailleurs, « si, aujourd’hui les jeunes envisagent plus facilement de ne pas faire d’enfant, cela ne signifie pas qu’ils n’en feront finalement pas ». En fait, ajoute-t-elle, « la dernière grande étude démographique nationale sur le non-désir d’enfant date de 2010. Environ 5 % des personnes étaient volontairement sans enfant, comme trente ans auparavant ». Et de souligner « le contraste entre le peu d’études sur le non-désir d’enfant et les fantasmes qui en découlent ».
Qui a le droit d’enfanter ?
« Cette injonction à procréer est le signe d’une espèce de panique. L’État a notamment conçu sa puissance sur le nombre de ses habitants ; l’accès aux droits, à la santé, à l’éducation de la population étant surtout le résultat de luttes et de campagnes pour leur obtention », relève Françoise Vergès, chercheuse en science politique et féministe décoloniale.
« En France, l’État souhaite une multiplication des naissances tout en organisant l’abandon des services publics et sans jamais poser la question des soins prénataux ou postnataux, celle du manque de places en crèche ou les difficultés que peuvent rencontrer les parents. » Une volonté de doper les naissances persiste malgré tout : l’expression de « réarmement démographique » employée par Emmanuel Macron en janvier 2023 pour lutter contre le « fléau de l’infertilité » en témoigne.
« La démographie, du point de vue de l’État, c’est de décider qui a le droit de naître, ensuite qui a le droit à la protection, à la sécurité, à une enfance choyée », poursuit l’intellectuelle. Dans Le Ventre des femmes. Race, capitalisme, féminisme (Albin Michel, 2017), elle décrit la façon dont, au cours des années 1960-1970, alors que les féministes françaises de métropole se battaient pour la dépénalisation de l’avortement, les femmes d’outre-mer luttaient, elles, contre la stérilisation et les avortements forcés. Une « racialisation des ventres » toujours d’actualité.
À Mayotte, par exemple, quand on parle des femmes qui donnent naissance, c’est toujours pour dire qu’il y en a trop.
F. Vergès
« À Mayotte, par exemple, quand on parle des femmes qui donnent naissance, c’est toujours pour dire qu’il y en a trop. » En mars 2023, le directeur de l’agence régionale de santé de Mayotte, Olivier Brahic, avait déclaré : « Je n’aime pas beaucoup ce terme mais c’est cela : on va proposer aux jeunes mères une stérilisation ; en clair, on leur proposera de leur ligaturer les trompes. » « Qui a le droit d’être mère ? », questionne Françoise Vergès. « Je reçois encore des témoignages de femmes roms ou maghrébines qui vont en clinique pour des tests de maternité ou des soins prénataux et à qui on dit “mais enfin madame, vous n’avez pas pensé à la pilule, vous ne pensez pas que vous avez déjà trop d’enfants ?”. »
Ce contrôle des ventres est ainsi marqué par les différents régimes de domination. Jusqu’en 2016, les personnes trans devaient être stérilisées pour obtenir un changement d’état civil. Les couples de femmes et les femmes seules n’ont accès à la procréation médicalement assistée (PMA) que depuis 2021 et les hommes trans en sont toujours exclus. Quant aux personnes handicapées, les familles ou tuteurs légaux peuvent toujours demander leur stérilisation
« Pour que le temps du choix devienne une réalité, il s’agit d’embrasser pleinement la notion de justice reproductive », estime Bettina Zourli. Le concept a été créé en 1994 par les membres du Women of African Descent for Reproductive Rights, un collectif de femmes africaines-américaines luttant pour les droits reproductifs.
« C’est l’un et l’autre, toujours »
« Alors que les luttes féministes, principalement portées par des femmes blanches, sont centrées sur le droit à l’avortement, ces femmes marginalisées élargissent la question des droits reproductifs avec une approche fondée sur les droits humains », explique Christelle Gomis, historienne à l’université de Picardie-Jules Verne. « L’urgence pour ces femmes est aussi de pouvoir avoir des enfants et de les élever dans des communautés sûres et pérennes. »
« L’idée de la justice reproductive, poursuit la chercheuse, est que le droit à l’avortement ne peut être conçu qu’en connexion avec les droits reproductifs dans leur ensemble. Cette idée de pouvoir ne pas avoir des enfants, qu’on le veuille ou non, va avec celle de pouvoir en avoir. Ce n’est pas l’un ou l’autre. C’est l’un et l’autre, toujours. »
Fin novembre, le Groupe de recherches sur la justice reproductive, dont elle fait partie, organisera le premier colloque en France consacré à cette question, en réponse à l’intérêt croissant des universitaires sur le sujet et permettant d’éclairer les dynamiques politiques à l’œuvre autour de la santé. « On observe simultanément des politiques qui s’inquiètent de la baisse de la démographie et qui pointent du doigt la forte capacité à se reproduire des femmes non blanches, ou leur volonté de venir en France pour profiter du système de santé. Tout ça dans un contexte où l’idée même de droit à la santé en général est attaquée. »
Cinquante ans après la loi Veil, l’importance de cette notion apparaît flagrante, alors que le gouvernement a affiché sa volonté de durcir encore les lois sur l’immigration et est composé de personnes hostiles aux droits LGBT. « Les ‘acquis sociaux’ en lien avec la reproduction ne sont justement pas acquis, s’inquiète Bettina Zourli, qui alerte aussi sur la possible arrivée au pouvoir de l’extrême droite en 2027. Ce sont des conquis qui peuvent très vite disparaître, surtout dans un moment profond de crise économique et sociale. » Nous voilà prévenus.