La ménopause, bouffées de valeur
Si la parole s’est libérée autour de cette période de la vie située vers la cinquantaine, les femmes la vivent-elles pour autant dans une réelle liberté ? Une propagande efficace les transforme en proies rêvées pour le marketing pharmaceutique.
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Endométriose : « Quand tu as une crise, tu ne peux plus vivre normalement » La santé, c’est (avant tout) celle des hommes ! « Métiers féminins » : les « essentielles » maltraitéesC’est un marché mondial qui représenterait 22 milliards d’euros à l’horizon 2030. Avec une pyramide des âges qui tend à s’inverser, le nombre de femmes de plus de 50 ans a fortement augmenté : elles seraient un milliard dans le monde, 14 millions en France. Si le tabou de la ménopause commence à être levé dans les pays occidentaux, la perspective de sa prise en charge attise aussi des intérêts économiques. Et l’information réclamée à raison par les concernées devient propagande. Pas toujours pour le meilleur.
La génération qui entre aujourd’hui en périménopause (entre 45 et 55 ans) a connu la vague #MeToo de 2017 : depuis sept ans, les violences sexuelles et sexistes ont fait irruption dans l’espace public, mais aussi dans nos mentalités. On a pulvérisé le tabou des règles, investi les réseaux sociaux de nos intimités, écouté les podcasts de Lauren Bastide, Charlotte Bienaimé ou Victoire Tuaillon. On a testé les cups, les culottes menstruelles, le womanizer. On a parlé charge mentale, sexuelle et contraceptive, hétéronormativité et consentement.
On a découvert le clitoris en 3D, le microbiote vaginal, les pouvoirs de l’utérus, les mystères de la vulve, les contours de l’hymen et la magie du sang menstruel, parfois même la jouissance fontaine et l’orgasme prostatique, et on a dénoncé les violences gynécologiques et obstétricales, encore hélas trop nombreuses. Bref, on a pris ce que la philosophe Camille Froidevaux-Metterie appelle « le tournant génital du féminisme », en récupérant nos corps, nos cycles, nos sexualités et nos vécus.
Et voilà qu’on se retrouve un matin avec des bouffées de chaleur, des douleurs articulaires, des insomnies à répétition et des cycles en dents de scie, sans parler de ce « brouillard mental » qui semble frapper n’importe quand, tandis que la libido joue les filles de l’air et que l’hydratation vaginale laisse à désirer.
C’est aussi l’âge où on a le plus de risques d’être concernée par le cancer (notamment du sein) et les maladies cardiovasculaires, et qu’on est mise de côté au travail, tandis qu’on doit s’occuper de parents très âgés ou malades. Un tournant dans la vie qui est, rappelle la sociologue Cécile Charlap, socialement construit dans les sociétés occidentales : toutes les cultures ne voient pas la ménopause comme une catastrophe, et au Japon le mot n’existe même pas.
Les stéréotypes genrés sont violents pour les femmes vieillissantes, perçues comme périmées.
Sur les réseaux, les témoignages se multiplient en mode « Quoi, on ne m’a pas prévenue ! Pourquoi personne n’en parle ? » Et pour cause : les stéréotypes genrés sont violents pour les femmes vieillissantes, considérées de façon systémique comme périmées et peu attractives. Quand on a passé sa vie à subir des injonctions indexant sa valeur à la capacité de correspondre au stéréotype associant séduction et jeunesse, il est logique que la fin des règles soit perçue comme une mauvaise nouvelle.
La journaliste Claire Fournier, qui anime le podcast « Chaud dedans » sur Binge audio, témoigne du choc qu’elle a ressenti en apprenant qu’elle était ménopausée, après une année sans règles : « J’avais 45 ans, un enfant de 6 ans, et quand j’ai entendu le mot ‘ménopause’, j’ai fondu en larmes. » Avec celui d’Elsa Wolinski – « Allez, j’ose » –, son podcast cartonne et donne lieu à une résonance médiatique qui atteint toutes les couches de la société.
Briser le tabou
C’est parce que l’information lui manquait que Claire Fournier s’est lancée dans ce podcast. Et elle n’est pas la seule : livres, spectacles, plateaux de télévision, documentaires, podcasts, articles et même applis, coaching et comptes Instagram surfent sur la ménopause, qui permettent enfin de se faire une idée du sujet. Il arrive cependant aussi que ces productions sur le sujet soient polémiques, fantaisistes, voire anxiogènes. Un gynécologue qui se dit également cancérologue, le Dr Mouly, n’hésite ainsi pas à apparaître dans une vidéo sur YouTube, aux centaines de milliers de vues, titrée « La ménopause est un danger pour votre corps ».
La plupart des médecins qui s’expriment dans les médias ont des liens d’intérêt avec des entreprises privées du secteur (1). Le collectif All For Menopause, constamment cité, est ainsi soutenu par le laboratoire Théramex, qui commercialise les traitements hormonaux de la ménopause en Europe depuis les années 1970, et qui a été rachetée en 2022 par un consortium formé de deux fonds d’investissement, PAI Partners et Carlyle.
Pour vérifier si un·e profession·nelle de santé a un lien d’intérêt, on peut se rendre sur le site transparence.sante.gouv.fr
Idées reçues, préjugés, superstitions accompagnent le climatère (c’est le mot pour désigner le vieillissement hormonal qui touche aussi bien les hommes que les femmes) depuis toujours, mais c’est au XIXe siècle qu’ils ont été parés d’un vernis scientifique, lorsqu’un médecin, Charles de Gardanne, invente le mot « ménopause » en 1816.
L’heure est alors à la révolution industrielle et à la production d’objets manufacturés. Ce qui ne fonctionne plus est destiné à être jeté, et c’est comme ça qu’on va dès lors considérer la femme vieillissante, qui a toujours été perçue comme un danger : c’est souvent elle, nous dit la journaliste et essayiste Mona Chollet, qui est traitée de sorcière, à un âge où elle atteint souvent une forme d’autonomie, à travers le veuvage et parce que ses enfants ont grandi.
Dans les années 1960, alors que la pilule contraceptive se généralise en Occident, des laboratoires commencent ainsi à proposer des traitements hormonaux substitutifs (THS) supposés guérir tous les maux, que 40 % des femmes états-uniennes (et près de 20 % des Françaises) sont encouragées à prendre jusqu’à la mort. On sait déjà à l’époque que les estrogènes sont potentiellement cancérigènes.
C’est la raison pour laquelle on les interdit aux femmes qui ont des antécédents de cancer du sein ou qui y seraient prédisposées, et on leur donne même des bloqueurs hormonaux pour qu’elles n’en produisent pas naturellement. Las, de nombreuses publications vont s’attacher, en France comme aux États-Unis, à minimiser ce risque en promettant aux femmes la jeunesse éternelle (le titre du best-seller qui en 1966 va lancer le THS est Feminine forever, « Féminine pour toujours ») et la prévention de nombreuses maladies, y compris le cancer, les troubles cardiovasculaires et l’ostéoporose.
Une aubaine pour les labos
En 2002, alors qu’on distribue depuis vingt-cinq ans ce traitement hormonal substitutif (THS) à des millions de femmes, une étude indépendante de grande ampleur commandée par la Women’s Health Initiative (WHI) révèle que c’est exactement le contraire qui se produit. Loin d’être protecteur, le THS entraîne un surrisque de cancer et de maladies cardiovasculaires, surtout s’il est prescrit pendant longtemps, après 60 ans et chez des personnes présentant des problèmes de santé.
Le retentissement est tel que l’Organisation mondiale de la santé, pourtant connue pour ses liens avec l’industrie pharmaceutique, publie une recommandation qui est aujourd’hui peu ou prou en vigueur dans tous les pays occidentaux via leurs autorités sanitaires. Et en dépit des efforts des laboratoires pour contester les résultats de cette étude (qui, en plus, semblaient indiquer que les bénéfices sur les symptômes n’étaient pas au rendez-vous quand la personne n’avait pas conscience de prendre un traitement pour les soigner), les prescriptions se sont effondrées. Alors que 20 % des femmes ménopausées prenaient un traitement au tournant des années 2000, elles ne sont plus que 6 % aujourd’hui. Un manque à gagner pour les laboratoires qui se chiffre forcément en millions.
L’information biaisée par les labos, le manque de transparence, d’études indépendantes, de connaissances scientifiques aboutit au triomphe de l’idéologie et des intérêts financiers. Comme pour les pesticides, la culture du doute profite à ceux qui la fabriquent et la financent. Pour les femmes, c’est une mauvaise blague en plus d’un mauvais moment à passer : quand elles veulent le traitement hormonal de la ménopause (THM), elles ont du mal à se le faire prescrire en raison des doutes qui pèsent encore sur lui, et quand elles n’en veulent pas, on les somme de le prendre en leur disant qu’elles ne risquent rien.
Pour l’Inserm, la principale recommandation concernant la ménopause est liée au mode de vie.
Un consensus scientifique s’est pourtant dégagé aujourd’hui en ce qui concerne, en France, le traitement hormonal de la ménopause. Pour l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), il peut être prescrit pour soulager les personnes dont la qualité de vie est altérée « à la dose minimale efficace, pour la durée la plus courte possible, dans le respect des précautions d’emploi et des contre–indications. Dans tous les cas, toutes les femmes traitées par THM doivent bénéficier d’une réévaluation régulière de leur traitement, au moins une fois par an ».
Cette prudence n’arrange pas tellement les laboratoires, qui passent leur temps à remettre en cause ces recommandations en critiquant l’étude WHI et en vantant la méthode française, consistant depuis longtemps à donner des traitements plus légers que les THS américains fabriqués jusqu’à récemment à partir d’urine de jument enceinte.
Mais, pour l’Inserm, la principale recommandation concernant la ménopause est liée au mode de vie : « La consommation de produits laitiers et riches en calcium, l’exposition suffisante au soleil (15 à 30 minutes par jour) pour produire la vitamine D, ainsi que l’exercice physique régulier peuvent contribuer à la santé osseuse. L’exercice physique est en outre également associé à la réduction du risque de maladies cardiovasculaires et de cancers. Des traitements symptomatiques des bouffées de chaleur (phytothérapie, acupuncture, hypnose, etc.) ou de la sécheresse vaginale (hydratants, lubrifiants, voire œstrogènes par voie vaginale) peuvent être utilisés ou prescrits. »
Il est intéressant de noter cependant que le seul traitement remboursé par la Sécu est le THM. Toutes les approches alternatives sont payantes et parfois très chères. Et les hydratants vaginaux peuvent représenter un budget important – le tout allant jusqu’à 100 euros par mois.
L’autre question que la propagande empêche de se poser est celle du « tournant » que l’on ne prendrait pas en masquant les symptômes de la ménopause. Ces modifications, le corps les absorbe en général par lui-même en quelques années et en douceur, avec les ressources qui sont les siennes à un certain âge, qui ne seront plus les mêmes lorsqu’on arrêtera le traitement. Faire douter des capacités du corps, penser que nous sommes malades par définition et nous vendre chaque jour des produits pour nous aliéner : c’est une stratégie patriarcale et capitaliste qui a fait ses preuves. S’en libérer en nous réappropriant nos corps pourrait être le début d’une vraie révolution. Le moment serait-il venu de politiser la ménopause ?