Le regret maternel, indicible tourment
En 2017, la sociologue israélienne Orna Donath consacre un livre à un impensé des sciences sociales : la souffrance ressentie par certaines femmes de ne pas avoir fait un choix éclairé en enfantant. Un sentiment ambivalent et destructeur, car le plus souvent vécu en silence.
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La Brigade rouge : un poing c’est tout ! À Toulouse, une véritable « chasse à la pute » « La généralisation de la contraception n’a pas permis une révolution sexuelle » Faire la fête entre femmes, un plaisir interdit ?« Tu es sûre que tu ne vas pas regretter ? » Combien de fois un adulte qui n’a pas d’enfant a-t-il entendu cette phrase ? Combien de femmes sur le point d’avorter se sont heurtées à cette question ? S’il est communément admis que le regret de ne pas avoir d’enfant existe, le regret d’en avoir est tabou.
Pourtant, certaines femmes regrettent leur maternité malgré l’amour qu’elles portent à leurs enfants. Elles rejettent ce que la maternité a fait d’elles. Elles souffrent de ne pas avoir fait un choix éclairé en devenant mères, parce qu’elles ignoraient qu’elles pourraient le regretter. Pour pouvoir envisager une situation, encore faut-il savoir qu’elle existe. Et mettre un nom dessus.
C’est la sociologue Orna Donath qui met des mots sur ce sentiment pour la première fois. Après plusieurs années d’entretiens avec des mères âgées de 26 à 73 ans, elle publie en 2019 Le Regret d’être mère. Une plongée dans les tourments de femmes qui, loin d’être de « mauvaises mères », ont été poussées vers une vie qui ne leur ressemble pas.
Cet ouvrage est déroutant tant les profils des femmes interrogées contredisent nos préjugés : elles viennent de tous les milieux sociaux, ne sont pas tombées enceintes à l’adolescence, n’ont pas été quittées par leur conjoint au moment de la grossesse, et certaines ont même eu recours à des PMA. Pourquoi, alors, regrettent-elles ce nouveau rôle, pourtant vendu comme l’idéal de vie de toute femme hétérosexuelle ?
Perte de son individualité
Le décalage entre les attentes de ces femmes et la réalité de la vie de mère est le premier facteur de regret maternel. La maternité apparaît comme un accomplissement, une étape de vie naturelle dans une société hétéronormative qui valorise la reproduction. Les politiques natalistes ont largement contribué à véhiculer cette image. Elles rappellent aussi aux femmes que l’« horloge biologique » tourne vite.
Dans le cas de nombreuses mères interrogées, c’est la peur de ne pas avoir d’enfants qui les a poussées à tomber enceintes, alors qu’elles ne savaient pas si elles en avaient envie. Certaines qui ne souhaitaient pas devenir mères se sont laissé convaincre par leur conjoint ou par leur entourage. Ici, la sociologue distingue le « consentement » (accepter, céder) de la « volonté » (le désir).
Bon nombre de ces femmes regrettent leur vie d’avant. Il n’est pas simplement question de nostalgie de l’époque des sorties en boîte de nuit ou des voyages sur un coup de tête. Les femmes qui regrettent d’être mère souffrent de ne plus avoir de temps libre, de ne plus pouvoir se consacrer à leur passion, de ne plus reconnaître leur corps. Chez les Bariba, un peuple du Bénin, la maternité est perçue comme une forme de mort : la mort de la vie d’avant. Une vision qui fait écho au vécu de ces femmes qui doivent faire le deuil de leur vie sans enfant.
La maternité est une relation – celle d’une mère avec son enfant –, pas une identité.
Devenir mère, c’est avoir un nouveau statut social qui écrase celui d’avant. Largement influencée par les théories freudiennes, l’image de la mère dans la société occidentale est dénuée d’individualité. Les mères ne sont pas des sujets, elles n’existent qu’en fonction d’autrui. Pourtant, la maternité est une relation – celle d’une mère avec son enfant –, pas une identité. Combien d’entre elles reçoivent des appels de proches qui prennent des nouvelles des enfants sans jamais leur demander comment elles vont ? C’est cette injonction à être l’« ange du foyer », selon les mots de l’écrivaine Virginia Woolf, qui nourrit le regret.
Orna Donath dessine aussi les contours d’un « piège patriarcal » qui se referme sur les mères : un quotidien rythmé par les tâches domestiques et par la perte d’indépendance matérielle. Certaines femmes parlent d’« esclavage », d’« asservissement » pour qualifier le travail gratuit qui les attend à la maison une fois qu’elles sont rentrées de leur emploi salarié. Ne nous étonnons pas : depuis vingt ans, la répartition des tâches dans les foyers hétéros n’a guère évolué.
Mythologie de l’instinct maternel
Puisqu’il paraît encore nécessaire de le faire, Orna Donath souligne la dimension mythologique de l’instinct maternel, concept qui ne s’appuie sur aucune réalité scientifique. Les témoignages de femmes qui disent ne pas avoir réussi à créer un lien immédiat avec leur enfant, eux, sont nombreux.
L’amour des mères est considéré comme un dû, l’amour des pères comme un bonus.
Un mythe, donc, qui permet de justifier la place prépondérante des mères dans l’éducation des enfants, excusant au passage l’absence des pères. En France, 82 % des parents solos sont des femmes. L’amour des mères est considéré comme un dû, l’amour des pères comme un bonus : le regret paternel est communément admis.
Évidemment, l’amélioration des conditions de vie des mères ne passera pas uniquement par les efforts du conjoint. Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer en menant des politiques fiscales plus égalitaires, en allouant davantage de moyens au secteur de la petite enfance, en rendant le droit du travail plus protecteur. Les pistes d’amélioration pour une société moins violente vis-à-vis des mères ne manquent pas.
Alors que les questions féministes prennent de plus en plus de place dans le débat public, le regret maternel est encore peu abordé. Les femmes qui vivent cette situation préfèrent la taire par peur de faire souffrir leurs enfants. Par peur aussi qu’on pathologise leur problème. Que l’on préfère croire à des comportements individuels déviants plutôt que de se remettre collectivement en question.