Métiers féminins : les « essentielles » maltraitées
Les risques professionnels sont généralement associés à des métiers masculins, dans l’industrie ou le bâtiment. Pourtant, la pénibilité des métiers féminins est majeure, et la sinistralité explose. Un véritable angle mort des politiques publiques.
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La voir sortir du métro suffit à comprendre. Dans les escaliers, la démarche est laborieuse. Le dos arc-bouté. Une des jambes ne se plie presque plus. La main s’accroche à la rampe, seul point d’appui dans un univers de douleurs. « Vous avez vu, je ne peux plus rien faire. Je n’arrive même plus à me baisser pour mettre mes chaussures », confie Djohar, enfin assise à la table d’un café. À 53 ans, elle ne peut plus travailler.
La vie de cette femme a basculé une première fois en 2014. Elle travaille alors à temps partiel dans un centre des finances publiques parisien. Elle y fait le ménage. Ce jour-là, il pleut. Le sol est mouillé. Elle a pris un peu de retard sur son planning et accélère le rythme. Quand soudain, en poussant son chariot trop rapidement, elle chute. Son poignet droit, son outil de travail numéro un, est fracturé. Elle n’en retrouvera jamais l’usage total. « Dix ans plus tard, j’ai encore mal, je n’arrive plus à serrer les objets que je tiens », souffle-t-elle.
Pourtant, Djohar ne veut pas abandonner son emploi. Seule avec trois enfants à charge, dont l’aînée a alors 14 ans, elle reprend. S’arrête de nouveau, le poignet tétanisé de douleur. Reprend une nouvelle fois. Pendant trois ans, elle enchaîne les périodes de travail et d’arrêt. Puis en 2017, en sortant du travail, elle tombe de nouveau. Licenciée pour inaptitude en 2019, elle ne peut plus travailler et bénéficie d’une allocation adulte handicapée.
Pour la Sécurité sociale, la douleur n’entre pas en ligne de compte, seulement les traces physiques.
D. Cheuton
« C’est compliqué, très compliqué », explique-t-elle en secouant la tête. Accompagnée par le collectif CGT du nettoyage, cela fait plus de cinq ans qu’elle essaie de se faire reconnaître une incapacité permanente de plus de 10 %, ce qui lui permettrait d’accéder à une rente. En vain. « Je n’imaginais pas que ce serait si complexe, raconte Danielle Cheuton, qui suit son dossier. Pour la Sécurité sociale, la douleur n’entre pas en ligne de compte, seulement les traces physiques. Mais celles-ci ont disparu avec le temps. La douleur, elle, est restée. »
Une barrière administrative récurrente dans la reconnaissance de tels sinistres. « Les arguments de la salariée mettant en avant sa douleur et la réalité de son travail se heurtent à la logique juridique et à la légitimité médicale, incarnée par le médecin-conseil de la caisse », écrit la sociologue Delphine Serre, autrice d’un article scientifique intitulé « Justice et maux du travail : une invisibilisation genrée », paru dans la revue Travail, genre et sociétés au printemps 2024.
Le sexe, une variable d’analyse
L’histoire de Djohar, en effet, n’a rien d’exceptionnelle. Bien au contraire. Depuis le début du XXIe siècle, les risques professionnels des femmes explosent, sans que les pouvoirs publics ne se saisissent pleinement du sujet. Ainsi, si les accidents de travail concernent encore majoritairement des hommes (63 %) en 2019, les courbes se rapprochent d’année en année. Entre 2001 et 2019, les accidents de travail chez les hommes ont diminué de 27,2 % quand ils ont progressé de 41,6 % chez les femmes.
Une augmentation invisible, tant les métiers concernés et leur réalité le sont tout autant. « Les activités de service (santé, action sociale, nettoyage, travail temporaire) comptabilisent le plus d’accidents du travail pour les femmes […]. Dans ce secteur à prédominance féminine, on constate une hausse de 110 % des accidents de travail pour les femmes (alors que dans le même temps les accidents de travail des hommes ont diminué de 13 %) », écrit l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Le tout alors que les effectifs salariés de ce secteur n’ont augmenté que de 22 %.
Cette « photographie statistique de la sinistralité au travail en France », publiée en 2012 pour la première fois puis réactualisée sur la période 2001-2019 en juin 2022 par l’Anact, a représenté une petite révolution dans l’étude des risques professionnels. Enfin, le sexe est pris comme une variable d’analyse, alors que les rapports annuels de l’Assurance maladie n’en font quasiment jamais état.
Le code du travail a été toiletté pour effacer au maximum les différences de genre.
F. Chappert
« Il y a encore plein de trous dans la raquette, confie Florence Chappert, coautrice de cette étude et qui pilote l’action Santé des femmes du Plan santé au travail n° 4. Et le premier sujet qu’on a, c’est de réaliser un travail de consolidation des données, même si la Dares fait ce qu’elle peut pour sexuer ses données. Notre égalitarisme a fait que, dans le champ du travail, un homme égale une femme, et le code du travail a été toiletté pour effacer au maximum les différences de genre, c’est-à-dire les conditions de travail différenciées compte tenu de la faible mixité des métiers, et les spécificités biologiques selon le sexe. C’est dingue ! »
Pourtant, sexuer les données permet de faire ressortir des évolutions que l’analyse globale ne permet pas de voir. Les maladies professionnelles touchent autant d’hommes que de femmes. Oui, mais, au XXIe siècle, la hausse est deux fois plus importante pour les femmes (+ 158 %) que pour les hommes (+ 73 %). Les accidents touchant les hommes seraient plus graves ?
« Contrairement aux idées reçues, l’analyse […] nous révèle que les accidents de travail des femmes sont plus graves que ceux des hommes, et ce dans tous les secteurs, sauf pour le BTP », balaie l’Anact. Qui conclut : « Cet éclairage selon le sexe des statistiques de santé au travail met en lumière des tendances dans la durée et appelle à davantage d’efficacité et d’efficience dans la prévention des risques professionnels, notamment dans les secteurs à prédominance féminine. »
S’attarder sur les chiffres peut sembler barbant. Pourtant, sans connaissance précise, il est difficile de savoir pour quoi se battre. « À la CFDT, la question de l’égalité entre les femmes et les hommes est centrale depuis notre construction. Mais, sur la pénibilité, l’accès aux données nous a permis d’affiner notre revendicatif », note Isabelle Mercier, secrétaire nationale de la première organisation syndicale du pays.
Repenser le matériel, les cadences…
Un revendicatif qui se bat désormais pour avoir une approche genrée des questions ATMP (accidents du travail/maladies professionnelles). Car le droit de la Sécurité sociale, notamment sur les risques professionnels, a été pensé pour des métiers masculins. « La grande loi de 1898 est faite pour protéger les ouvriers dans les mines, dans l’industrie, donc dans des secteurs très masculins, avec des accidents liés à des explosions ou avec une machine », souligne Delphine Serre, qui montre que les femmes se voient plus souvent refuser la reconnaissance d’un accident de travail que les hommes.
Isolement au travail – donc absence de témoins –, secteurs très peu syndiqués ou accidents « peu spectaculaires », autant de facteurs qui jouent dans ce constat. « La qualification d’accident du travail suppose l’identification d’un événement ‘soudain’ à l’origine de la lésion. […] [L’]affectation plus fréquente des femmes à des postes où les efforts physiques sont continus, répétés et non spectaculaires rend difficile l’identification d’un événement déclencheur », écrit la sociologue.
Outre le droit, le travail lui-même a aussi bien souvent été pensé pour des hommes. « Dans beaucoup de professions, quand les femmes les ont intégrées, la dimension du matériel et les cadences étaient pensées pour des hommes en bonne santé », explique Florence Chappert. L’experte de l’Anact a réalisé plusieurs études dans des entreprises cherchant à comprendre pourquoi les femmes étaient plus souvent absentes que les hommes.
« Souvent, l’argument avancé est celui des enfants. Mais nous avons démontré que ce n’était pas ça. Quand on dimensionne un poste pour un homme de taille moyenne (1,75 m), ça ne colle pas pour une femme ‘standard’ (1,63 m). Donc cela surexpose les travailleuses à des troubles musculosquelettiques et à des accidents. »
L’organisation du travail a été faite avec des lunettes masculines.
M. Lebkiri
Cette vision androcentrée du travail a longtemps empêché de s’attaquer frontalement à la question de la santé au travail des femmes. Aujourd’hui, le sujet commence à émerger, mais davantage sur des points de santé propres aux femmes (congé menstruel, endométriose) que sur la prévention des risques professionnels spécifiques aux secteurs ou aux corps féminins.
« L’organisation du travail a été faite avec des lunettes masculines. Certaines de nos fédérations – commerce, santé – effectuent un gros travail pour une meilleure reconnaissance de la pénibilité de ces métiers-là, mais on en est clairement aux balbutiements », reconnaît Myriam Lebkiri, secrétaire confédérale à la CGT et responsable de l’activité femmes-mixité.
Si les syndicats s’emparent du sujet, les pouvoirs publics actuels n’en font pas pour autant une priorité. En 2014, Najat Vallaud-Belkacem a fait passer une loi pour que les entreprises puissent établir une évaluation des risques différenciée selon le sexe. Mais ce n’est que rarement effectué au sein des entreprises. Et les négociations avec le patronat sont compliquées. « Déjà, parler de pénibilité du travail avec les représentants des employeurs, ce n’est pas chose simple. Alors, en plus de cela, demander d’y apporter un regard genré, je vous laisse imaginer », souffle Isabelle Mercier.
Le chantier reste donc immense pour prendre la mesure de la problématique, et la prévenir. « Il faut adapter le travail, le rythme, le niveau de performance pour qu’il soit soutenable pour toutes et tous, afin, in fine, d’améliorer le maintien en activité », souligne Florence Chappert, mais, en France, on n’ose pas s’attaquer à ce sujet, notamment par peur de faire baisser la sacro-sainte productivité. » Au risque, une nouvelle fois, d’oublier celles qui, le temps de quelques mois, ont été mises en lumière par la crise sanitaire due au covid-19. Les essentielles maltraitées.
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