À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »
Dans la Ville rose, les arrêtés municipaux anti-prostitution ont renforcé la précarité des travailleuses du sexe, qui subissent déjà la crise économique. Elles racontent leur quotidien, soumis à la traque des policiers et aux amendes à répétition.
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« La généralisation de la contraception n’a pas permis une révolution sexuelle » Faire la fête entre femmes, un plaisir interdit ? Le regret maternel, indicible tourment Libres de ne pas être mères ?À 23 heures, près du canal, Katia* attend des clients. Ce soir, elle n’avait pas tellement envie de sortir, mais, quand elle a ouvert son frigo, il n’y avait que « quatre yaourts et un peu de lait, et des nouilles chinoises dans le placard ». Alors elle est descendue à cet endroit qu’elle connaît bien, où elle travaille depuis quatre ans. « J’aime la nuit, l’odeur du bitume et le vent chaud. Sur le trottoir, je me sens chez moi. Je ne vois pas pourquoi on me l’interdirait. » Elle s’avance un peu et scrute sur la droite, pour voir si une voiture de police n’arrive pas.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Katia travaille sur un secteur soumis aux arrêtés municipaux anti-prostitution pris à Toulouse depuis 2014. C’était l’une des promesses de campagne de Jean-Luc Moudenc, le maire, un ex-Républicain. Ciblant à l’origine deux quartiers, les arrêtés ont été renouvelés tous les ans et régulièrement étendus. Aujourd’hui, ils visent des rues situées dans quatre quartiers de la ville « et les voies adjacentes sur une distance de 100 mètres ».
D’après l’adjoint à la sécurité de la mairie, Émilion Esnault, les plaintes des habitants sont liées au bruit « des engueulades » et « des crissements de pneus » ainsi qu’à la présence « de préservatifs utilisés » ou de « serviettes hygiéniques par terre ». « Ça provoque l’émoi, explique-t-il. Certains riverains se plaignent aussi de la présence en tant que telle des prostituées, car ils doivent l’expliquer à leurs enfants. »
Pour faire respecter les arrêtés, la police contrôle et verbalise les travailleuses du sexe quotidiennement. « Une chasse à la pute, estime Katia. Quand je suis sur le trottoir, je guette, j’ai tous mes sens en éveil. Si tu connais ce milieu-là, tu sais te mettre en sécurité, mais c’est plus difficile quand on est obsédée par la police. » Elle raconte qu’une de ses amies a été verbalisée « alors qu’elle attendait le bus. Pour eux, une femme trans la nuit, tout de suite, c’est une pute ! Elle vit dans un quartier anti-arrêté. Maintenant, elle sort la boule au ventre. »
« Sur quels critères la police identifie les travailleuses du sexe et constate qu’elles sont en activité au moment de la verbalisation ? », interroge Grisélidis, l’association de santé communautaire qui soutient les travailleuses du sexe, dans une note associative. « La police décrit la manière dont les personnes sont habillées pour prouver qu’elles se prostituent. » Sur l’un des PV conservés par l’association, on lit : « La personne est vêtue comme suit : ‘manteau long noir, pantalon en laine’. » « Si une femme a envie de s’habiller sexy et d’attendre un Uber, ils vont lui mettre une amende ? », ironise Katia.
Il n’y a rien de plus humiliant qu’un flic qui vous toise de haut en bas.
Rebecca
Vers minuit, Rebecca rejoint Katia. Elle vit dans la résidence à côté. Elle a 48 ans dont dix-huit de carrière « sur le boulevard de la discorde. » Non loin d’elles, un panneau de signalétique commerciale indique une vingtaine de commerces : une entreprise de meubles de jardin, un fleuriste, une librairie. Et tout en bas, sur la dernière bande blanche, des lettres soigneusement collées, « REBECCA Prostituée. »
« Il y a des résistantes et on est de celles-là, explique-t-elle. Si les flics avaient été moins brutaux, on aurait pu discuter, mais dès le début ils ont amené dix bagnoles rien que pour nous, ils nous ont encerclées comme des délinquants et ils ont appelé la nationale. Maintenant, la municipale passe tous les soirs, parfois plusieurs fois. Il n’y a rien de plus humiliant qu’un flic qui vous toise de haut en bas. »
Persécution
Une voiture ralentit et s’arrête à leur hauteur. La fenêtre ouverte, un homme prévient : « Il y a la police au coin. » À une cinquantaine de mètres, celle-ci verbalise deux femmes bulgares. « Amendes, amendes, amendes », résume l’une d’elles. Elle doit travailler et ne souhaite pas épiloguer, mais lâche : « La police, c’est que des problèmes. » « Ils nous traquent, on doit se cacher. C’est de la persécution, estime Rebecca. Ils passent tous les soirs pour relever les compteurs et pour qu’on verse de l’argent à la police de la mairie de Toulouse ! »
« Le premier de l’an 2023 », elle a tagué sur un mur du Capitole, qui abrite l’hôtel de ville : « Moudenc proxénète ». Un graffiti « qui n’a pas duré un quart d’heure » et qui lui a valu une garde à vue. Au total, Rebecca a plus de 2 000 euros d’amendes qu’elle entend contester. De quoi aggraver la précarité qui touche les travailleuses du sexe. « Avec la crise de 2008 et le covid, nos revenus ont baissé de 80 % en quinze ans. Du 22 au 5 du mois suivant, il y a presque plus personne », explique Rebecca. Sur ce trottoir, elles étaient une quinzaine auparavant. Ce soir, elles sont quatre.
Dix ans après les premiers arrêtés, Émilion Esnault se félicite : « Je connais peu de politiques publiques qui ont marché à ce point en termes de diminution des plaintes. En 2014, alors que le service ‘allo Toulouse’ venait d’être lancé, 1 159 appels concernaient la prostitution. Aujourd’hui c’est quatre fois moins. » En 2023, la police a dressé 1 865 verbalisations, « une baisse de 30 % par rapport à il y a quelques années, qui est liée à un meilleur respect des arrêtés ».
Survivre
À Toulouse, selon Grisélidis, les travailleuses du sexe dans la rue, qui étaient 600 en 2016, ne sont plus que 150 à 200 sur l’année. « Les personnes ont été repoussées loin du centre-ville, dans des zones industrielles mal éclairées, loin des transports. » Des zones dans lesquelles l’association a observé une « augmentation significative du nombre d’agressions ».
J’ai même pas le temps de faire un centime que je suis pénalisée.
Sandra
« Dans le fond de la ville, au nord », c’est là que s’est déplacée Sandra, vingt-deux ans de métier. « Un endroit sans habitants, et sans caméra. Si on crie, il n’y a personne et rien d’autre que des usines de fromage. » Mais la zone aussi a été touchée par un arrêté. « J’ai même pas le temps de faire un centime que je suis pénalisée », déplore Sandra. Au total, elle estime à 4 000 euros le montant de ses amendes, qui l’a conduite à fermer son compte en banque pour ne pas être prélevée. Pour « survivre », elle s’est mise sur Internet. « Mais on ne sait jamais sur qui on tombe. Sur le trottoir, on peut mieux sentir le danger. »
Pamela*, elle, alterne entre la rue, où elle était depuis vingt-huit ans, et internet. « Mais de toute façon les gens n’ont plus d’argent. À la fin du mois, ils préfèrent manger que crever la dalle et se payer une prostituée. » Surendettée, elle est frappée d’interdit bancaire. « Parfois, je ne fais même pas un RSA. En fin de mois, je compte les centimes. »
« Les travailleuses du sexe se sont extrêmement précarisées et les arrêtés sont une des causes de cette situation. Manger devient un objectif », dénonce June Charlot, responsable de projet à Grisélidis. « Le but de la loi de 2016, qu’on critique par ailleurs, était de considérer les travailleuses du sexe non comme des délinquantes mais comme des victimes, en pénalisant les clients et en abrogeant le délit de racolage passif. In fine, avec ces arrêtés, elles sont toujours réprimées. »
En 2019, La Dépêche du Midi avait révélé le contenu d’un mail adressé par l’ex-adjoint à la sécurité à la police municipale. « Il ne faut pas hésiter à être brutal ou à négocier pour obtenir par tous moyens leur départ. » D’après les témoignages recueillis par Grisélidis, lors des contrôles, il y a « régulièrement des abus de la part de la police : des femmes trans qui se font appeler ‘Monsieur’, des insultes type ‘grosses putes’ ». Katia explique que des agents de police l’auraient verbalisée en lui disant « Monsieur ». Elle les a insultés en retour, ce qui lui a valu une garde à vue. « Tu ne pourras jamais être une femme », lui aurait dit un policier dans la voiture menant au commissariat.
Ça entrave fortement l’insertion des personnes souhaitant arrêter la prostitution.
Grisélidis
Une hostilité que dément l’adjoint à la sécurité de la mairie : « Les verbalisations se passent dans un cadre absolument cordial, la police prend des nouvelles et agit en police de proximité. » Il ajoute : « on s’est aussi attaqués à la question des clients » et « à celle de la traite des êtres humains. Pour beaucoup, elles sont victimes d’instrumentalisation. L’an dernier, un réseau est tombé à Bordeaux, car on avait recueilli des informations au cours des verbalisations. Si on n’avait pas fait ça, elles seraient encore là. »
Un argument que ne comprend pas Pamela. « Dès qu’un réseau tombe, un autre se reconstitue. Et les filles qui ne parlent pas français ne comprennent même pas pourquoi il y a la police. De toute façon, la plupart ont des faux papiers et ne reçoivent pas les amendes. » Si les personnes n’ayant pas de compte bancaire en France souhaitent en ouvrir un, « elles sont prélevées mensuellement à cause des amendes cumulées et majorées », rappelle Grisélidis. « Ça entrave fortement l’insertion des personnes souhaitant arrêter la prostitution. »
Vivre-ensemble
En juin dernier, Grisélidis a organisé un colloque sur les conséquences des arrêtés auquel a participé l’association de riverains de l’Étoile de Belfort, centre historique de la prostitution à Toulouse. Suzanna Pajak, membre du conseil d’administration de l’association, y vit depuis vingt ans. « Les prostituées font partie du quartier, on ne peut pas le nier. On les connaît. Ça me paraît naturel d’aller vers elles, de dire bonjour, de demander comment ça va, et de leur dire quand ça ne va pas. » « À vrai dire, ajoute-t-elle, ce n’est pas le cœur de nos préoccupations. On s’occupe surtout de la fête de quartier. Elles y sont conviées et viennent. »
Où qu’elles travaillent, les femmes rencontrées par Politis racontent qu’avec les habitants il y a plutôt de la « sympathie ». Un jour, Katia a vu deux étudiantes dans la rue. L’une vomissait après avoir été droguée au GHB. « Je leur ai dit de ne pas rester dehors et d’appeler une ambulance. C’est pas qu’on soit des anges gardiens, mais on peut servir à ça aussi. »
« Le vivre-ensemble est possible », estime June Charlot. Par exemple, sur la question « des préservatifs, on peut mettre plus de poubelles et sensibiliser ». Quant aux riverains, Grisélidis plaide pour une médiation via des réunions de concertation et une ligne téléphonique qui serait gérée par l’association.
L’adjoint à la sécurité de la mairie, lui, se dit « opposé » à « une vision dogmatique et angélique qui consiste à dire que parler suffira à résoudre les problèmes ». Dans « l’action des policiers municipaux, estime-t-il, il y a une forme de médiation. Je refuse d’opposer les deux débats. Il est très bien d’avoir une main tendue en même temps que de la fermeté, dans la mesure où on respecte les règles ». Récemment, la mairie a accepté de transmettre les plaintes des riverains directement à Grisélidis pour entamer un dialogue.
Moudenc et son chef de la police prendront leur retraite avant moi.
Rebbeca
Pour les travailleuses du sexe, le principal espoir pour que les arrêtés ne soient plus reconduits, c’est un changement de municipalité. Sans certitude pour autant que la gauche en ait la volonté politique. Si certaines, comme Pamela, envisagent « peut-être » de faire autre chose que de la prostitution – « Mais quoi ? Femme de ménage à 9 euros de l’heure ? » –, d’autres s’y refusent. « Moudenc et son chef de la police prendront leur retraite avant moi », martèle Rebecca. « Quand je partirai, c’est moi qui éteindrai la lumière », renchérit Katia. Arrêtés ou non, c’est sur ce trottoir qu’elles finiront leur carrière.