Gisèle Halimi, écho et ferveur d’un combat

Dans son spectacle Niquer la fatalité, la comédienne, autrice et chanteuse Estelle Meyer dialogue intérieurement avec l’avocate décédée en 2020 et entrelace ses engagements au récit de sa propre vie.

• 15 novembre 2024 abonnés
Gisèle Halimi, écho et ferveur d’un combat
Estelle Meyer dans "Niquer la fatalité".
© Caroline Deruas Peano

 « Je suis Gisèle Halimi. Nous sommes des millions et des millions, nous irriguerons les déserts du silence de la solitude. Nous planterons des forêts de la sororité le long des routes humaines et nous ne disons pas demain mais aujourd’hui. Nous ne disons pas c’est possible mais aujourd’hui. Nous sommes ici plusieurs centaines et dehors des millions et sur terre des milliards. Ici choisir. Femmes, sœurs, amies, notre marche fera reculer l’horizon. Vous avez la parole. Nous avons la parole (1). »

1

Passage du discours « Moitié d’une page encore jamais lue… », dans Quel président pour les femmes ?, Gallimard, 1981.

ESTELLE : D’accord. Bah déjà, merci infiniment de la donner. Je vous admire beaucoup Gisèle. À tel point que je vais faire un spectacle sur vous. Je vais carrément vous incarner pendant une heure et demie. Parce que je vous trouve trop belle, parce que vous tirez le continent humain, parce que vous avez fait que ça, niquer la fatalité. Parce qu’il faut que le monde entier entende votre voix. Parce que j’aurais tant voulu vous connaître, parce que je vous choisis comme grand-mère rêvée. Comme talisman à ma vie.

GISÈLE : Quelle déclaration ! Mais on ne se connaît pas. Vous êtes au courant que je suis morte ?

ESTELLE : Oui, mais vous savez, moi je ne crois pas à la mort. Pour moi, vous avez simplement déménagé. Donc, à votre déménagement, je me suis rendu compte que je ne vous connaissais pas. Alors j’ai acheté Une farouche liberté, votre dernier livre, j’adorais le titre et là…

GISÈLE : Là ?

ESTELLE : Ben je vous ai trouvée plus moderne que moi, plus libre, en avance. Un rythme cardiaque qui secouait mon sang. Lui donnait le droit de bouillonner. Depuis, j’ai tout lu, tout regardé, chacun de vos pas sur la terre a soutenu les miens.

[…]

– Je viens défendre Estelle Meyer.

– Mais vous n’êtes pas Gisèle Halimi.

– Je suis plus que Gisèle Halimi, je suis son souvenir, l’écho qu’elle a laissé dans une jeune femme dont le ventre est en feu.

Je suis moins aussi, moins que Gisèle, car je n’en suis que le reflet dans l’eau verte du temps. Une morte dans une vivante. Le sauvage et la rage qui restent. La force commune dans le ventre. L’envie violente de vivre. Les griffes et les mains pour couper.

Jusqu’à quel point une femme violée doit-elle résister ? Allez-vous dire que c’est jusqu’à la mort ?

Je suis à la fois présente et profondément absente. Je suis partout.

Je suis faite de bouts de procès lus, de ce ventre qui fume encore, de sang et de chair active, je suis ce qui hurle et ne se laisse pas faire. Je suis le peuple des femmes et le besoin urgent de déraciner tout ce qui nous a blessées. Je suis la chirurgienne qui vient enlever le pus dans les ovaires de ma cliente, je suis en elle et à côté, je suis la guérisseuse qui lui tressera des nattes sur la tête, je suis celle qui vient crever l’abcès, recoudre le neuf, je suis celle qui ne se résigne pas. Je suis celle qui vient soigner les femmes, une torche à la main, celle qui leur enjoint de croire, celle qui les supplie à genoux de continuer. De marcher ce long chemin pour se réparer. Je suis celle qui vient dire stop à la fatalité. Celle qui vient révéler le sacré. Celle qui coupe toutes souillures. Celle qui rappelle les déesses, les guerrières, les mères aux douceurs infinies de lait, et d’épée, de chouettes et d’épervier.

Gisèle Halimi, en 1991. (Photo : Georges Bendrihem / AFP.)

Quel est ce peuple qui a mis en esclavage un autre ? Quel est ce peuple où la moitié piétine l’autre ? Quelle est cette humanité où il manque 126 millions de petites filles à la naissance ? Pourquoi les femmes sont responsables d’avoir été chassées du paradis ? Pourquoi nous représentons la faiblesse de l’homme ? Celle qui tente et perd. Et engloutit les détresses. Et fout l’humanité dans le précipice. Pourquoi cette peur de nos règles ? De nos sangs ? De nos cycles ? Pourquoi nous projeter impures ? Impures à qui ? Impures à quoi ? Pourquoi des salaires si bas ? Pourquoi les femmes sont considérées à jeter quand elles ont leur ménopause, pourquoi une femme n’est plus sexy, plus représentée après 50 ans, pourquoi mon père ne veut pas que ma mère montre ses cheveux blancs ? Pourquoi faut-il se battre ? Pourquoi les femmes n’ont que la moitié de l’héritage ? Pourquoi n’avons-nous pas le droit à l’éducation ? Pourquoi il faut des tuteurs pour quitter un pays, pour conduire une bagnole, pourquoi on doit cacher nos cheveux, nos visages, nos bras, nos fesses, nos seins ?

Pourquoi on nous excise, recoud, cache, bat, soumet, tue, voile, viole, juge, traite de pute, exige notre hymen, notre pureté, mais de quoi ? À qui ? Qui est pur et impur ?

Pourquoi sommes-nous maladivement inquiets du féminin ?

[…]

– Je suis Gisèle Halimi, je reprends la suite du procès.

– Mais vous êtes combien ?

– On est beaucoup. Nous sommes innombrables.

Je viens défendre ma cliente, Estelle Meyer. Et ses sœurs. Toutes ses sœurs, et aujourd’hui plus particulièrement Anne et Araceli, un couple de femmes qui s’aimaient et dont trois hommes ont déchiré la tente, le corps et la vie, la nuit du 21 au 22 août 1974. C’est suite à ce procès, ce Procès d’Aix-en-Provence, que le viol sera traité comme un crime.

GISÈLE : « Monsieur le président,

Messieurs les conseillers,

Mesdames et messieurs les jurés,

Le drame du viol aura connu dans ces assises une régression. Il aura connu une régression parce qu’un certain nombre de femmes, de citoyens et citoyennes qui s’intéressent à ce drame ont été naïfs. Ils ont pensé que la question du viol, en gros, était réglée, que nous étions en justice, devant une cour d’assises, que le viol était désormais considéré comme un crime, qu’on pouvait s’exprimer librement et que par conséquent naissait la nécessité, votre honneur, de dépasser le problème de la répression même et de chercher les causes de ce crime. […]

À peu près 99 fois sur 100, quand une femme est violée, il n’y a pas de témoins. Et par conséquent, 99 fois sur 100, les violeurs expliquent : « Oui mais, à ce moment-là, elles étaient consentantes… » Le drame de cette attitude, c’est que, qu’on le veuille ou non, nous sommes acculées, nous plaignantes, à devenir accusées, à essayer de vous démontrer que : « Non, nous n’avons pas consenti ! – Alors si vous n’avez pas consenti, expliquez-vous là-dessus, sur ce geste, sur ce regard, sur cette attente, sur ce délai que vous avez mis pour déposer plainte… » Les plaignantes deviennent alors des accusées, et doivent prouver qu’elles n’ont pas consenti. […]

Le problème au fond qui se pose à la cour tient dans une question : y a-t-il, oui ou non, consentement quand il y a violence initiale qui a été reconnue ? Cette théorie du consentement pose la question : jusqu’à quel point une femme violée doit-elle résister ? Allez-vous dire que c’est jusqu’à la mort ?

Mesdames et messieurs les jurés, vous siégez dans une cour d’assises et vous allez juger d’un crime. Ce que je trouve important, pour vous et pour nous, c’est que précisément vous sentiez que ce crime du viol est un crime différent des autres.

Le viol, vous savez pourquoi ? Comment ? Vous savez ce qu’il faut faire pour l’empêcher ?

Non. Nous voulions que la question fût posée. […]

Si vous admettiez la thèse des accusés – un consentement possible après de telles violences –, alors savez-vous ce que vous feriez ? Vous condamneriez les femmes violées pour l’avenir, soit à mourir pour vous apporter la preuve définitive qu’elles ont résisté jusqu’au bout, soit, si elles en réchappent, à retourner au silence. Au commencement pour elles, et pour les autres femmes, étaient la honte, la clandestinité, la culpabilisation ; enfin elles ont commencé à parler ; des femmes vont jusqu’à mourir pour résister et vous savez que ce n’est pas une hypothèse d’école (2). »

2

Plaidoirie extraite de Viol. Le procès d’Aix-en-Provence, Gisèle Halimi, L’Harmattan, 1978, rééd. 2012.

ZOOM : De Bobigny à Mazan, l’urgence du changement

Le texte du spectacle écrit par Estelle Meyer a été publié par Phénomènes, en 2023, à la fin de la première tournée du spectacle. Les propos de « Gisèle », personnage inspiré par l’avocate et militante franco-tunisienne Gisèle Halimi (1927-2020), sont alternativement fictifs ou librement adaptés des écrits de cette dernière, tandis que les passages entre guillemets sont des citations à la lettre de textes ou paroles de l’avocate. Elle a défendu, en 1978, deux jeunes femmes, Anne Tonglet et Araceli Castellano, qui ont accepté la publicité du procès des trois hommes qui les avaient agressées et violées une nuit d’août 1974. Ce procès constitua un tournant dans la perception de la société française sur le viol et permit de changer la loi. Comme le « procès de Bobigny » en 1972, où elle défendait Marie-Claire Chevalier, adolescente jugée pour avoir avorté illégalement après un viol, a ouvert la voie à la loi portée par Simone Veil en 1975. Comme, espérons-le, le procès des violeurs de Mazan marquera un changement décisif des mentalités.


Créé en 2023, le spectacle repart en tournée à partir du 4 février 2025, dates à consulter ici. À son propos, lire l’article d’Anaïs Heluin « Niquer la fatalité : Estelle et Gisèle, même combat ».


Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous