« Revue du Crieur », la fin d’un beau pari
L’originale revue coéditée par Mediapart et La Découverte publie son ultime livraison après dix ans d’existence, avec un beau dossier sur la tragédie en cours à Gaza. C’est aussi une nouvelle publication sur papier qui disparaît, rappelant les difficultés de ces acteurs importants du débat intellectuel.
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La Revue du crieur, n° 25, nov. 2024, Mediapart/La Découverte, 160 pages, 15 euros.
Ses « enquêtes sur les idées et la culture », comme son sous-titre le précise, auront été, depuis exactement dix ans, de précieuses ressources pour penser notre monde contemporain, ses affres et autres tentations autoritaires. La Revue du crieur, fruit d’une collaboration entre les éditions La Découverte et Mediapart, publie aujourd’hui son vingt-cinquième – et ultime – numéro en cette fin novembre 2024.
Elle l’annonce en ouverture par un titre reprenant son intitulé, avec un triste passé composé : « Et j’ai crié. » La référence au tube de Christophe, vieux d’un demi-siècle, qui nous revient tout de suite en tête, est certes amusante, mais sonne aussi comme une fin en noir et blanc. Voire en rase campagne.
On regrettera en tout cas cette Revue du crieur, au vu de la qualité de sa dernière livraison. En phase avec l’actualité, elle annonce en couverture un dossier consacré à « la solitude de Gaza », qui s’ouvre avec un foudroyant article de Mona Chollet rappelant la cruauté de l’offensive israélienne sur la toute petite « bande » de Gaza et ses plus de deux millions d’habitants qui y sont entassés, enfermés, affamés et assoiffés, périssant sous les gravats de leurs habitations écroulées sous les bombes de Tsahal.
Le carnage et la conscience tranquille
Le titre de ce dossier rappelle celui de l’éditorial – célèbre – de Lucio Magri dans le tout premier numéro d’Il Manifesto, revue créée par des intellectuels de l’aile gauche du Parti communiste italien (PCI) : « Praga è sola » [« Prague est seule »]. Ces communistes hétérodoxes transalpins exprimaient là leur désarroi devant l’écrasement du Printemps de Prague par les chars soviétiques à partir du 21 août 1968. Éditorial qui entraîna leur radiation quelques mois plus tard du PCI. Il Manifesto est depuis devenu le quotidien de la gauche critique italienne, qui perdure aujourd’hui, non sans difficultés économiques.
Mais, sans vouloir comparer les violences commises sur une échelle de l’horreur, la situation à Gaza est sans aucun doute bien pire que celle des Praguois à l’été 1968. Dans son article « Petit traité de déshumanisation des Palestiniens. Comment soutenir un carnage la conscience tranquille », Mona Chollet écrit : « Ainsi, il est possible d’exterminer chaque jour, pendant des mois, des dizaines de femmes, d’hommes et d’enfants prisonniers d’un territoire minuscule, de les déchiqueter, de les mutiler, de les ensevelir, vivants ou morts, sous les décombres de leurs habitations, de les faire mitrailler par des drones ou des snipers, de les priver délibérément d’eau potable, de nourriture, de produits d’hygiène élémentaires, de soins médicaux – plus de chimiothérapie, plus de dialyse, plus d’anesthésiant pour les amputations ou les césariennes –, de leur imposer des déplacements incessants, absurdes ou épuisants, de les torturer, de les violer, de dévaster de manière irréversible leur patrimoine historique et tous leurs lieux de vie, sans que les gouvernements occidentaux remettent en question leur soutien. De fait nos dirigeants offrent même leur complicité active et ouverte. »
Le dossier s’emploie ainsi à analyser d’autres dimensions du drame. Soulignant la faiblesse aujourd’hui du « camp de la paix » et de la gauche israélienne (ou ce qu’il en reste), « traumatisées comme le reste de la société israélienne par l’attaque du 7 octobre 2023 », l’historien Thomas Vescovi, auteur d’une passionnante « histoire des gauches en Israël (1) » ne peut que constater leur incapacité à faire entendre leur opposition à « une guerre de représailles » soutenue par « l’immense majorité de la société ».
L’Échec d’une utopie. Histoire des gauches en Israël, La Découverte, 2021.
Tout comme la chercheuse Meryem Belkaïd insiste sur ce qui constitue le cœur du conflit en Palestine : « la dimension coloniale du projet sioniste ». Où tout regard critique sur l’histoire d’Israël et plus encore sur ses exactions à Gaza, en Cisjordanie et aujourd’hui au Liban est taxé d’« antisémitisme », dans une instrumentalisation du mot qui risque bien, à terme, de compromettre la lutte indispensable contre l’antisémitisme.
On mentionnera aussi le papier de Marion Slitine, enseignante à Sciences Po Paris et aux Beaux-Arts de Marseille, sur le « génocide culturel » en cours à Gaza, pointant les destructions du patrimoine religieux, historique et artistique gazaoui décidées par les dirigeants israéliens – un patrimoine pourtant protégé par le droit international.
Sur plus de 60 pages, ce dossier très complet éclaire ainsi l’ampleur des destructions à Gaza et leurs répercussions dans le monde. Et notamment le silence assourdissant qui les entoure, ou la répression en général de toutes les voix critiques à travers le monde qui dénoncent le carnage.
Fixer les idées
Ces analyses rigoureuses sont un dernier exemple de l’engagement et des objectifs qu’a poursuivis tout au long de cette décennie cette belle publication. L’extinction d’une revue est toujours une triste nouvelle, inquiétante pour la vitalité du débat intellectuel.
Celle du Crieur vient s’ajouter à une liste déjà longue de disparitions : celles de l’excellente Lignes, disparue en février dernier ; du véritable monument que fut Les Temps modernes, fondée par Sartre et Beauvoir, de 1945 à fin 2018 ; ou de l’exigeante, militante et délibérément minoritaire Vacarme, qui a cessé de paraître début 2020. Plus largement, c’est bien la fragilité économique des revues sur papier qui s’accroît, touchant même des formats encore prometteurs comme les mooks, à l’instar de XXI et de ses longs reportages fouillés.
Lancer une publication périodique sur papier (…) est aujourd’hui un pari – financier notamment – à haut risque.
Il reste heureusement des exceptions stimulantes, comme Z ou La Déferlante, heureuse initiative trimestrielle dédiée aux « révolutions féministes », qui continue à se déployer avec une maison d’édition éponyme. Avec un attachement obstiné au support papier.
Pourtant, en dépit des plus grandes convictions et de l’enthousiasme qui animent au départ leurs concepteurs, lancer et développer une publication périodique sur papier consacrée aux idées, à la politique, aux sciences humaines et sociales, au décryptage du monde contemporain et des relations internationales est aujourd’hui un pari – financier notamment – à haut risque. Sans compter l’investissement intellectuel et en temps que cela demande.
Certes, le débat peut se déplacer aujourd’hui en ligne. Mais le support papier garantissait une fixation physique des idées, moins balayée par le flot incessant des posts et autres stories sur les réseaux sociaux. Un équilibre entre les deux pourra-t-il se trouver ? Rien n’est moins certain.