Pouvoir et médias : l’art de fasciser l’espace public

Les membres du gouvernement Barnier interviennent volontiers dans des organes d’extrême droite. Cette proximité rappelle les dynamiques à l’œuvre en 2016 aux États-Unis qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

Benjamin Tainturier  • 5 novembre 2024 abonné·es
Pouvoir et médias : l’art de fasciser l’espace public
© Jose M / Unsplash

Tout avait commencé le 25 octobre 2019 quand le président de la République, Emmanuel Macron, avait donné une interview au magazine d’extrême droite Valeurs actuelles. Il y employait un lexique bien connu des lecteurs de l’hebdomadaire : la distinction entre « pays légal » et « pays réel », empruntée à la figure de l’Action française Charles Maurras. Pour leurs propres interviews, les membres des gouvernements successifs n’avaient plus qu’à suivre, alors, une voie déjà bien pavée : c’est ce qu’ont fait mi-octobre Bruno ­Retailleau, s’exprimant à son tour dans Valeurs actuelles, puis Michel Barnier dans Le JDD, ou Othmane Nasrou, entendu le 24 octobre sur CNews.

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Ces trois médias forment dans l’espace public français un écosystème à part, auquel on ajouterait bien d’autres médias détenus par le groupe Bolloré, comme Europe 1 ou C8. Ils ont en commun d’embaucher des journalistes qui, comme l’expliquent Étienne Ollion et Michaël Fœssel dans Une étrange victoire (Seuil), clament presque chaque semaine leur aversion pour les médias. L’éditorial lu par ­Pascal Praud en ouverture de son journal du 5 décembre 2023 à la suite du drame de Crépol ratifiait un véritable divorce avec ses « confrères ». Praud y vilipendait ce « système » que composeraient l’AFP, Le Parisien, Franceinfo ou BFM TV.

Le cordon sanitaire, cet interdit moral condamnant les accointances avec l’extrême droite, est tombé depuis longtemps. Mais la normalisation de l’extrême droite se double d’une seconde logique : l’autonomisation progressive d’un ensemble de titres, de leurs équipes et de leurs lecteurs vers un nouveau monde radicalement critique des autres médias. Il ne s’agit pas seulement d’une dynamique de polarisation, mais d’une dérive de médias ayant rompu leur lien moral avec l’espace public.

Phénomène d’automatisation

Cette situation rappelle celle de l’écosystème médiatique états-unien à l’aube de l’élection présidentielle de 2016. Le candidat républicain, Donald Trump, était soutenu par Fox News et par une frange radicale de titres de l’alt-right : Breitbart News, Gateway Pundit, Truthfeed, Zero Hedge, InfoWars. Deux ans après l’élection, Yochaï Benkler, Robert Faris et Hal Roberts documentaient, dans Network Propaganda, le même phénomène d’autonomisation. Les auteurs montraient que les médias nommés ci-dessus passaient leur temps à partager les mêmes informations, à faire référence les uns aux autres, sans prendre soin de vérifier ce qu’ils publiaient.

La comparaison, présentée dans l’ouvrage, de l’itinéraire de deux fausses nouvelles est édifiante. Quand on raconte que Donald Trump est l’auteur du viol d’une fille de 13 ans, l’information est traitée par les médias du centre et de gauche, rapidement démentie, et plus jamais on n’y fera référence. À l’inverse, la théorie du « Pizzagate », qui colporte la rumeur selon laquelle les Clinton alimentent un trafic pédopornographique, n’est jamais contredite par les médias d’extrême droite.

Pis, Breitbart News, Gateway Punit, Truth­feed, Zero Hedge et InfoWars la partagent les uns après les autres… et cette boucle infernale nourrit une logique probatoire par accumulation : « C’est vrai, puisque tout le monde le dit ! » Donald Trump aurait tort, bien entendu, de ne pas souffler sur ces braises.

Trahison banalisée

La responsabilité du mauvais état de l’espace public n’incombe donc pas seulement aux « réseaux sociaux », trop souvent rendus responsables de tout et n’importe quoi. Sont ici en cause la trahison banalisée de l’éthique journalistique ou le modèle économique du ­narrowcasting, éprouvé par Fox News, dans lequel l’information n’est plus pensée que pour un seul public : ces hommes blancs « abandonnés » par le reste du monde et rendus coupables de tous ses maux.

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Que nos ministres français traitent les médias d’extrême droite comme n’importe quels autres est un problème. Celui-ci se fait plus épineux encore lorsque ces organes font sécession, qu’ils s’excluent de toute communauté d’intérêt et de mission avec les autres antennes de l’espace public. Le jour où ces médias auront leur champion dans une course électorale, verra-t-on la même situation que celle, préparée en 2016, que les États-Unis présentent aujourd’hui piteusement au monde ?

Ce que nous préparons aujourd’hui, c’est l’immunité d’un parti et de son monde dans le débat démocratique.

Qu’y a-t-il de fasciste – puisque le mot a été lâché par Kamala Harris – dans l’attitude de Donald Trump ? Un rapport antidémocratique à l’espace public. Claude Lefort avait su formuler « la question de la démocratie », cette interrogation constante d’elle-même qui la différencie des totalitarismes et de leurs injonctions définitives. Lefort écrivait au sujet du pouvoir démocratique : « Son exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique. Il se fait au terme d’une compétition réglée, dont les conditions sont préservées de façon permanente. Ce phénomène implique une institutionnalisation du conflit (1). »

1

Lire la « La question de la démocratie », paru dans les Écrits sur le politique (Seuil, 1986).

Du conflit, la campagne états-unienne n’en a pas manqué ; le problème est qu’il a éclaté au mépris de toute institution. On ne s’embarrassait plus de parler une langue politique commune, de respecter les règles fondamentales de la disputatio démocratique : des arguments, des preuves, des réponses, de nouveaux arguments… Le parti républicain, son candidat, ses médias, ses électeurs s’enferraient dans un plébiscite pour celui qui n’avait plus rien à justifier, pas même ses idées, un candidat qui se ferait bien dictateur – mais pour une journée ! (2) –, qui promettait aux catholiques qu’ils n’auraient plus à voter une nouvelle fois après celle-ci (3).

Certains historiens avaient pu soutenir la thèse, fallacieuse, de l’immunité de la France envers le fascisme. Ce que nous préparons aujourd’hui, c’est l’immunité d’un parti et de son monde dans le débat démocratique.