États-Unis, ramène la joie !
La philosophe, professeure à l’université Paris VIII et à la New-York University, revient sur les élections aux Etats-Unis et examine l’itinéraire de la joie dans un contexte réactionnaire : après avoir fui le camp démocrate, c’est désormais une émotion partagée par des millions d’électeurs républicains.
dans l’hebdo N° 1836 Acheter ce numéro
Depuis quelques jours, les rues de Manhattan sont silencieuses. Le 5 novembre, jour des résultats de l’élection présidentielle, il faisait 27 °C. Personne dans les rues. Nul besoin de regarder la soirée électorale – elle avait mal commencé, elle allait mal se finir. Enfin, pas pour tout le monde. Car la joie s’est emparée d’une grande partie du pays.
Une joie totale, sincère. Elle ne s’est pas diffusée dans certains quartiers de Manhattan, mais elle n’a pas épargné la ville de New York qui accueillait des casquettes Maga [Make America great again] rouges, en liesse, au Madison Square Garden. Des analyses, souvent justes, sont produites sur les raisons de la défaite totale des Démocrates, mobilisant à la fois les biais de genre, de race, de classe, l’absence manifeste de programme et de réponse concrète aux inégalités structurelles qui abîment le pays et le monde.
Toute une politique des affects a également accompagné, explicitement, cette campagne. Le Parti démocrate a mis la « joie » à l’honneur. « Bringing back the joy » – ramener la joie contre la tyrannie politique et sociale promise par le candidat républicain. La formule s’afficha pourtant comme une contradiction. Le visage lumineux de la vice-présidente Harris en fut la terrible dénégation. Car les Démocrates sont d’abord ceux qui n’ont pas réussi à ramener la joie après quatre années de pouvoir. La tristesse fut dans leur camp et leur slogan de campagne eut la tonalité d’un bilan.
La joie, aux États-Unis, est conservatrice. Elle ne flanche pas devant les mots chagrins, qu’on lui lance à la figure.
La joie n’est pas un affect spécifiquement progressiste. Assenée comme un spot publicitaire, elle dégoûte. Elle rendrait même plutôt attentif à ce qui rend malheureux, à la manière dont la mort essaime partout, chez soi mais aussi dans le monde. Je n’ai pas rencontré de « progressistes » heureux depuis la fin de l’été, où je suis à New York.
Sur les campus, les répressions inouïes des étudiants dénonçant le génocide en Palestine furent traumatiques. Les mots « free speech », « light », « optimism » concentrent désormais le pire de la pensée libérale ou positive – celle qui tente de convaincre que le mal est un bien, que les souffrances vécues n’existent pas, et qui annule (cancel) le monde comme il ne va pas.
Mais la joie pourtant demeure. Elle a juste changé de bord. Le camp des électeurs républicains ne fut pas exclusivement celui de cet autre affect politique terrible : le ressentiment. L’affect des sans-pouvoirs qui rêvent, pétris de rancune, de démettre les puissants. Il y a du bonheur quand on fait corps. Quand un raz-de-marée s’abat sur l’establishment et défie deux tentatives d’assassinat, une destitution, la vieillesse et la prison.
La joie, aux États-Unis, est conservatrice. Elle ne flanche pas devant les mots chagrins, qu’on lui lance à la figure : « fascisme », « suprémacisme blanc », « masculinisme », « casse sociale », « écocide », « meurtre de masse ». Elle dessine, elle aussi, son propre chemin où le pire est toujours le meilleur, où les lumières sont obscures.
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