L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes

La comédienne Juliette Smadja, s’interroge sur la manière dont les combats intersectionnels sont construits et s’ils permettent une plus grande visibilité des personnes concernées.

Juliette Smadja  • 19 novembre 2024
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L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes
© Dmitrij Paskevic / Unsplash

Il existe dans la nature une fameuse équation qui affirme que « moins par moins égale plus ». Mais que devient cette équation lorsqu’elle est appliquée au réel ? Aujourd’hui, l’intersectionnalité, définie comme l’imbrication des systèmes d’oppressions de genre, de race, d’identité sexuelle ou de classe, est souvent remise en question dans l’espace public par les catégories dominantes, qui la jugent dangereuse et séparatiste. Si elle est reconnue au sein des différentes instances militantes contre les injustices, elle n’est toutefois pas synonyme de convergence des luttes.

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On peut en effet observer que ce concept, théorisé par des universitaires et souvent utilisé comme un modèle idéal des luttes, n’arrive pas à s’incarner pleinement au sein de celles-ci. Car, dans une société où tant de minorités n’ont pas la parole, il est difficile de leur demander de la prendre systématiquement ensemble.

Ainsi, lorsque Judith Godrèche sortit son court-métrage Moi aussi dénonçant les violences sexistes et sexuelles, on fit le constat d’un cruel manque de diversité et on lui reprocha d’invisibiliser les femmes racisées. Mais alors, qu’aurait-elle dû faire ?

L’appel à participer au film avait été lancé spontanément à celleux qui lui avaient écrit, s’étaient identifié·es à elle. Aurait-elle dû spécifiquement chercher des personnes racisées au sein des témoignages ? Lancer un appel plus large en constatant ce manquement et organiser une deuxième journée de tournage ? Aurait-elle eu le soutien financier pour le faire ? Aurait-elle dû demander aux personnes racisées présentes sur le tournage de se mettre en avant ou composer elle-même l’affiche du film ?

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Chacune de ces questions pourrait être argumentée dans un sens comme dans l’autre. Le seul constat que nous pouvons faire est celui de l’absence de ces femmes racisées et se demander pourquoi. Systémiquement, les femmes racisées en France sont les plus précaires et j’imagine que, dans ces conditions, il est doublement ardu de libérer une journée entière et de se rendre à Paris pour témoigner d’abus sexuels à visage découvert.

La difficulté de mettre en place une convergence des luttes réside aussi dans l’inégalité des moyens.

Une autre question semble alors émerger : l’intersectionnalité comme outil moral révélateur des inégalités de lutte est-elle bénéfique à celle-ci ? Au contraire, ne fait-elle pas que maintenir un statu quo qui ralentit des processus d’organisation plus spontanés, qui libèrent la parole et ont un impact concret dans la visibilisation des minorités ?

On ne peut nier que le système capitaliste dans lequel nous vivons est ingénieux, car pensé de sorte à perpétuer les inégalités. Cela divise les minorités qui les subissent, les forçant à s’invisibiliser les unes les autres pour exister. La difficulté de mettre en place une convergence des luttes réside aussi dans l’inégalité des moyens, attribués par le système, leur permettant d’être autonomes.

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Continuer d’analyser l’intersectionnalité comme un outil à développer pour mettre en lumière et combattre les inégalités dans les espaces de lutte me semble indispensable. Dans l’espace public, l’intersectionnalité est souvent brandie pour dénoncer l’hypocrisie et les manquements inter-luttes. Même si on se doit de rester vigilant·es, il est nécessaire de résister au moralisme sclérosant qui empêche de s’unir. Surtout dans un contexte où les instances au pouvoir semblent déterminées à faire taire toute personne s’opposant à elles.

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