« Échappées » : le paradis craquelé
Dans son premier roman, Manon Jouniaux met en scène un refuge de femmes fuyant les violences des hommes avec leurs enfants.
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Échappées / Manon Jouniaux / Grasset, 224 pages, 20 euros.
Utopie féministe ou prison maléfique ? Dans un paysage de carte postale, sept femmes et leurs enfants ont trouvé refuge depuis plusieurs années à la châtaigneraie, vivant au rythme des travaux saisonniers, des repas à donner aux enfants et des soirées organisées pour tromper la tristesse. Le soleil réchauffe les peaux, les cris des enfants bercent le lieu, et les sens des petits comme des grands sont en émoi.
« Leurs lèvres humides s’attardent sur les joues, leurs nez se cachent dans les cols, ils ont en eux la cartographie du corps. » Mais, déjà, la rentrée arrive et certains enfants deviennent adolescents. Les questions qui les taraudent sont enfin formulées, et les réponses des mères peinent à venir. La menace plane.
Si la sororité ne fait aucun doute dans ce petit coin d’île, que l’on devine être la Corse, elle n’est jamais idéalisée. Les rancunes et les jugements entre ces femmes sont tapis et ne cessent de refaire surface, sans pour autant aller jusqu’à effacer la solidarité presque primaire qui règne à la châtaigneraie. Ici, l’amitié repose avant tout sur la crainte de l’extérieur.
C’est donc un portrait subtil de ces femmes et de leurs relations que dresse Manon Jouniaux en empruntant tour à tour la plupart des points de vue. Les rapports entre les enfants ne sont pas non plus évacués et derrière les jeux naïfs percent les alliances et déjà les premières brimades. Certains personnages ne sont toutefois qu’évoqués, ce qui pourrait décevoir des lecteurs avides de saisir toutes les dynamiques.
Comme un conte à voix haute
Mais c’est surtout dans l’écriture que réside la grande force du roman. Les sens y sont sans cesse stimulés. Les douleurs, les sensations, le bruit – ou son absence – dans la maisonnée ; les multiples odeurs qui effleurent les personnages sont décrits avec précision et un sens aigu du rythme. Comme un conte, il se lirait volontiers à voix haute.
En outre, les multiples métaphores employées transmettent le plus justement possible les cicatrices parvenues du passé de ces mères, ainsi que les sentiments vécus à hauteur d’enfants, que ceux-ci peinent encore à bien décrypter. De leur côté, la magie n’est jamais très loin. Faut-il les croire ?
Ces multiples points de vue ne nous embarquent pas seulement dans des intériorités torturées, mais tissent aussi les ressorts d’un suspense de plus en plus haletant. Dans ce quasi-huis clos, peu de choses sont explicitement dites. C’est au lecteur de reconstruire pièce par pièce les secrets enfouis… Et leurs effets.