À Koupiansk, en Ukraine, « il ne reste que les vieux et les fous »

Avec les rapides avancées russes sur le front, la ville de Koupiansk, occupée en 2022, est désormais à 2,5 km du front. Les habitants ont été invités à évacuer depuis la mi-octobre. Malgré les bombardements, certains ne souhaitent pas partir, ou ne s’y résolvent pas encore.

Pauline Migevant  • 20 novembre 2024 abonnés
À Koupiansk, en Ukraine, « il ne reste que les vieux et les fous »
© Fiora Garenzi

« Koupiansk invaincue vous souhaite la bienvenue », lit-on sur un grand panneau, visible sur la route qui mène à cette ville du nord-est de l’Ukraine, à 170 km de Kharkiv. Occupée dès les premiers jours de l’invasion russe en février 2022, Koupiansk avait été libérée en septembre de la même année par les Ukrainiens. Aujourd’hui, la phrase semble périssable en raison des avancées russes ces dernières semaines : la ville se trouve à 2,5 km du front.

Béret enfoncé sur la tête, Lioubov, 62 ans, a dû « tout abandonner ». Sur la rive gauche de Koupiansk, de l’autre côté de l’Oskil, qui sépare la ville en deux, elle a dû laisser son appartement, sa datcha et la maison de ses parents endommagée par un tank. Mi-octobre, les autorités ukrainiennes ont demandé aux habitants d’évacuer.

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Des 27 000 habitants présents à Koupiansk avant la guerre, il en reste moins de 3 000 aujourd’hui, dont 1 100 sur la rive gauche, d’après le chef de l’administration militaire de la ville. Une rive constamment bombardée et où les habitants sont désormais privés d’eau, de gaz et d’électricité, d’après les autorités. Lioubov, elle, a fui le 19 octobre sur la rive droite dans un appartement qu’elle avait acheté pour sa fille, depuis exilée en Pologne.

Le salon est sombre à cause des panneaux en liège sur les fenêtres. Par terre, des bouts de verre que Lioubov n’a pas ramassés, vestige d’une attaque récente. Près d’une chaise dont l’assise a disparu, des sacs de vêtements et une Bible poussiéreuse, « une relique familiale du XVIIe siècle ». La femme se baisse et ramasse des tee-shirts sur lesquels sont imprimés : « Rosgvardia » et « OMON », les noms de la garde nationale du gouvernement russe et les unités de forces spéciales du ministère de l’Intérieur russe.

Reportage Ukraine Koupiansk
(Photo : Fiora Garenzi.)

Lioubov a ramené chez elle ces « preuves de l’occupation ». L’un des tee-shirts lui sert de serpillière. Des vêtements trouvés dans un abri ayant servi de bunker aux soldats russes pendant l’occupation, et où elle s’est réfugiée le 13 novembre, alors que l’armée russe lançait quatre vagues d’assaut sur la ville. D’après les autorités militaires ukrainiennes, des soldats russes, pour certains habillés en uniformes ukrainiens, avaient atteint « les faubourgs et la zone industrielle » de la ville avant d’être repoussés.

Peur de la délation

Lioubov se souvient de la difficulté à quitter la ville occupée en 2022. Durant l’été, elle a accompagné sa fille vers Kharkiv, une épreuve. « Quand on a compris que le 19e checkpoint était tenu par les Ukrainiens, on s’est mises à pleurer. » Une fois sa fille en territoire libre, elle est revenue dans la ville « pour soutenir les soldats contre les ‘orki’ ». Ce terme est employé par beaucoup d’Ukrainiens pour désigner les soldats russes, comparés aux monstres bestiaux du Seigneur des anneaux.

Si je reste, ils vont me dénoncer directement. 

Lioubov

Lioubov l’assure, « ces gens-là, ne sont pas des humains ». La nuit, pendant l’occupation, elle faisait des actions, il fallait courir vite. Sur son téléphone, elle montre son « œuvre personnelle », des inscriptions disant « Victoire à l’Ukraine ». Mais cette fois, si les Russes reprenaient le contrôle de la ville, elle partirait. « Ici, il ne reste que les vieux et les fous. On ne sera pas assez nombreux. Si je reste, ils vont me dénoncer directement. » Pour l’instant, elle refuse de croire à une prochaine occupation. « Je fais confiance à l’armée ukrainienne. »

Reportage Ukraine Koupiansk
Reportage Ukraine Koupiansk
(Photos : Fiora Garenzi.)

La femme descend les escaliers de son immeuble, suivie par ses deux chiens. Droujok clopine depuis qu’il a été blessé par un bombardement. Sur les portes de deux appartements voisins, des feuilles ont été scotchées. Écrit à la main, on y lit : « Des gens vivent ici. » Tous les autres ont fui. Un homme, Vassia, sort de l’immeuble adjacent. Il y a une alerte aérienne, mais qu’importe. Il assure qu’il restera quoi qu’il advienne. Où pourrait-il aller ? Les amis qu’il avait ici sont tous partis en Russie. Et à Kharkiv, la ville la plus proche, « ils bombardent aussi ». Il ne craint rien d’une nouvelle occupation. « Pourquoi aurais-je peur ? »

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Dans les rues de Koupiansk, plusieurs panneaux publicitaires indiquent le numéro à appeler pour une évacuation gratuite. Des habitations portent les marques de la guerre. C’est le cas de la maison de Tatiana*, amie de Lioubov, dont le toit a été endommagé par des drones, il y a plusieurs mois déjà. Depuis 2014, la professeure d’histoire, de mère russe et de père ukrainien, est devenue activiste, apportant du matériel et du soutien logistique à son frère, Anton*, et son beau-frère, volontaires pro-ukrainiens, engagés dans la guerre du Donbass, proche de Koupiansk.

Ils ont été arrêtés lors de l’occupation. « Les Russes promettaient 10 000 roubles, probablement que quelqu’un a donné des informations sur ma famille. » Durant l’occupation, elle se rendait ainsi dans une prison provisoire près du poste de police pour porter des marmites de bortsch à son frère et son beau-frère. Elle allait aussi tous les matins au parc de Koupiansk « écouter la propagande et compter le nombre d’engins militaires qui traversaient la ville pour essayer de transmettre les informations ».

Pour le moindre mot, tu vas en prison et tu te fais torturer.

Tatiana

À vrai dire, Tatiana pensait que les Ukrainiens reprendraient vite le contrôle de la ville et qu’Anton serait relâché. Mais de la mi-juin à février 2023, elle n’a plus eu de nouvelles de son frère. Sur le frigo, une lettre écrite en août 2022 pour son anniversaire. « Du fond de notre cœur, on te souhaite un joyeux anniversaire. Bientôt, tu reviendras à la maison auprès de notre famille. »

Dans un cœur tracé maladroitement au crayon rouge, un enfant a écrit « nous t’aimons ». Anton n’est pas revenu. Tatiana sait simplement qu’il a été transféré en Russie. Aujourd’hui, elle refuse de « penser au pire. Mais s’il y a une nouvelle occupation, je partirai. Pour le moindre mot, tu vas en prison et tu te fais torturer. Je ne veux pas rester ici ».

Récupérer des bocaux de légumes

Il est 16 heures. Dans le ciel amorçant la nuit, le vrombissement d’un drone. « Est-ce le nôtre ou le leur ? », se demande Volodymyr qui astique avec précaution une Chevrolet pas toute jeune. Il y a un mois, lui aussi est venu sur la rive droite de la ville pour se protéger, avec sa femme, sa mère et sa fille handicapée. L’homme de 60 ans, électricien, a passé sa vie à Koupiansk. « Je suis un vieux monsieur, les Russes ne me toucheront pas », estime-t-il.

Nous voulons la paix, une vie normale, comme avant.

Natalya

Le 24 février 2022, jour de l’invasion, il était aux funérailles de son beau-frère, mort de froid sur un trottoir, où il était tombé à cause de l’ivresse. Le début d’une sombre période. « Les Russes n’ont rien apporté de bon. » L’éclairage à la bougie, faute d’électricité, pas de connexion au réseau téléphonique, les difficultés pour manger : Volodymyr grimace quand il pense à l’occupation. Alors, « si ça recommence, il nous faudra partir ».

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Quelques immeubles plus loin, l’heure est venue pour Natalya. Sur un banc en bois, elle a posé quatre cartons et cinq sacs. Elle se tient dans l’entrebâillure de sa porte d’immeuble, où elle vit depuis quarante ans. Sous son bonnet rouge assorti à son manteau d’hiver, elle guette vers la gauche. Son mari ne devrait pas tarder. Face à la situation, l’administration dans laquelle elle travaille a déménagé à Kharkiv. Elle a suivi. Nul ne sait pour combien de temps.

Reportage Ukraine Koupiansk
Natalya, en partance pour Kharkiv. (Photo : Fiora Garenzi.)

« Nous voulons la paix, une vie normale, comme avant. Notre ville n’était pas grande, mais il y avait tout. Une usine de lait, une usine de pain… » Juste derrière les immeubles, « là où la ville se termine », il y a aussi des champs. Natalya en possédait une parcelle. Depuis 2022, beaucoup de ces lopins de terre ont été abandonnés par les habitants, les uns partis de la ville, les autres effrayés de rester trop longtemps dans les champs, à découvert et visés par les tirs. « Mais je suis une femme courageuse », affirme Natalya, qui n’a pas cessé de cultiver pommes de terre, concombres et baies pour en faire des conserves.

Si elle est revenue à Koupiansk, c’est justement pour récupérer ses bocaux de légumes. Son mari arrive. En deux minutes, cartons et sacs sont fourrés dans la voiture. Pas question de traîner, ils ont deux heures de route jusqu’à Kharkiv, peut-être plus avec les checkpoints. Avant de claquer la portière, Natalya se retourne : « Au revoir », lance-t-elle. Son mari a déjà démarré le moteur. Un dernier salut de la main. « On se reverra sous un ciel pacifique. »

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