À Romans-sur-Isère, résister aux récupérations

Un an après la mort de Thomas dans une rixe à Crépol et son instrumentalisation raciste, de nombreux acteurs locaux essaient de retisser du lien social entre les habitants. Un sursaut bienvenu alors qu’une nouvelle marche identitaire est prévue samedi 30 novembre.

Pierre Jequier-Zalc  • 27 novembre 2024 abonné·es
À Romans-sur-Isère, résister aux récupérations
© Sylvain THOMAS / AFP

Les jours passent. Les blessures, elles, demeurent. Ce samedi 23 novembre, à Romans-sur-Isère, dans la Drôme, elles sont encore béantes. Dans la salle Charles-Michels, près de 500 personnes sont venues assister à une table ronde intitulée « Comprendre et lutter contre les stigmatisations des quartiers populaires ».

Des jeunes, des parents de jeunes, des militants, des retraités sont venus à cet événement qui mêle interventions de sociologues, témoignages et créations artistiques de lycéens de la filière sciences et technologies du management et de la gestion (STMG). À la tribune, Clémence Emprin, salariée de l’Ébullition, une association locale d’éducation populaire, explique la démarche : « Depuis le drame de Crépol, les lectures simplistes des événements ont fracturé la population. Nous avons tous besoin de compréhension de ces phénomènes de violence en sortant des explications racistes et identitaires. »

Il y a un an, cette ville moyenne de 30 000 habitants a été plongée dans un chaos de violences, de racisme, et de récupération politique. Le 19 novembre 2023, le jeune Thomas, 16 ans, est tué dans une violente rixe à la sortie d’un bal, à Crépol, à quelques kilomètres de Romans. Ce drame est récupéré par l’extrême droite et ses médias. Le récit plaqué est identitaire et raciste : Thomas aurait été tué, parce que blanc, par des jeunes « non-blancs » de la Monnaie, le quartier populaire de Romans. Des affirmations que l’enquête judiciaire viendra balayer.

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Tout s’emballe. Quelques jours après, des identitaires de toute la France descendent dans ce quartier pour se « venger ». Une expédition punitive aux airs de ratonnade en mondovision. « C’était traumatisant. On s’est retrouvés propulsés au niveau national avec un récit de notre ville à l’exact opposé de notre vécu ici. Le cadrage d’une pseudo-guerre raciale à Romans est inadmissible », raconte Marie-France Grimmer, membre du Collectif pour Romans.

Cette lecture identitaire est partagée par la maire divers droite de la ville, Marie-Hélène Thoraval, qui fait le tour des plateaux Bolloré. Celle-ci a, par exemple, regretté que le caractère raciste ne soit pas retenu par la justice après une enquête démontrant, pourtant, l’absence de cette caractérisation. Ces déclarations stigmatisent particulièrement les habitants de la Monnaie.

Il y a eu un effet de sidération. Un niveau de violences, physiques, verbales, qu’on ne pouvait pas imaginer.

C. Emprin

« Mes gamins, quand ils vont en ville, se font contrôler juste parce qu’ils habitent à la Monnaie », raconte par exemple une mère dans un témoignage recueilli par l’association locale L’Ébullition. La ville est fracturée. « Il y a eu un effet de sidération. Un niveau de violences, physiques, verbales, qu’on ne pouvait pas imaginer », se rappelle Clémence Emprin. Début décembre 2023, avec d’autres, elle organise une grande réunion avec les habitants et tout le réseau d’éducation populaire de la ville. L’objectif ? « Trouver les manières de retisser du lien, occuper le terrain, faire entendre un autre discours. »

« Je vote donc je suis »

Le choc de novembre 2023, Régis Roussillon s’en souvient aussi, comme si c’était hier. Ce prof de sciences économiques et sociales (SES) enseigne au lycée du Dauphiné, où était scolarisé Thomas. Un établissement « avec une forte mixité sociale, avec des élèves venus de la Monnaie et d’autres des villages environnants, qui tournait très bien ». « Et d’un coup, avec cet événement traumatique, il est devenu impossible de faire cours », souffle l’enseignant.

Alors que la machine politico-médiatique s’emballe, que les chaînes d’information en continu campent devant le lycée, et que Gérald Darmanin parle d’« ensauvagement », Régis Roussillon « appelle au secours » l’association des professeurs de SES. « C’est à la justice de faire la justice. Et c’est aux sciences sociales d’éclairer le contexte qui a produit ces événements. »

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Plusieurs sociologues répondent à l’appel. Stéphane Beaud, sociologue des milieux populaires, intervient dès décembre dans le lycée. « On a été très soutenus dans cette démarche par la direction du lycée, par le SNES-FSU, auquel j’appartiens, et, surtout, par les chercheurs qui ont plus que répondu présent », se réjouit Régis Roussillon.

Dans le quartier de la Monnaie, les habitants, toujours plus stigmatisés, décident aussi de s’organiser. Le collectif « Je vote donc je suis » naît. « On s’est retrouvés démunis face aux propos stigmatisants de la maire parce qu’on n’était absolument pas organisés pour y répondre », raconte Mehdi, un des membres du collectif. « De là est née l’envie de pouvoir porter la voix des habitants et des habitantes du quartier. » Un collectif qui, par son travail de terrain pendant les élections législatives, a réussi à obtenir des niveaux de participation jamais atteints dans les bureaux de vote de la Monnaie.

Redonner à Romans une dynamique et, aux habitants, une fierté d’être romanais indépendamment de leurs origines.

M-F. Grimmer

« Réparer », « retisser », « faire du lien ». Dans l’éducation populaire, au sein de l’Éducation nationale et dans le quartier de la Monnaie, la volonté est la même. Un an plus tard, dans la salle Charles-Michels, l’aboutissement de ces dynamiques plurielles est à l’œuvre. Depuis l’électrochoc de novembre 2023, « les mondes associatifs et citoyens se sont regroupés pour agir à leur niveau et redonner à Romans une dynamique et, aux habitants, une fierté d’être romanais indépendamment de leurs origines », explique Marie-France Grimmer. Un regroupement au nom on ne peut plus explicite : « Mobilisons l’intelligence collective ».

« Sur les affiches dans Romans, il y a Thomas et Nicolas, pas Zakaria »

Samedi 23 novembre, ce nouveau collectif organise une journée-événement. À 10 heures, sur le marché de la Monnaie, le premier ­rendez-vous est donné pour alerter les habitants de la possible venue d’identitaires la semaine suivante. Plusieurs groupuscules fascistes ont annoncé vouloir se rendre à Romans-sur-Isère. En réponse, plusieurs associations et collectifs appellent à un rassemblement pacifique au même moment. « Face à la récupération raciste, résistons », peut-on lire sur le tract distribué. « De toute manière, la police va boucler le quartier. On ne pourra pas en sortir », prévoit, amère, Maïwenn*, la quarantaine.

*

Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

L’après-midi est consacrée à la lutte contre le racisme et les discriminations. L’association L’Ébullition organise un atelier de théâtre-forum avec une trentaine d’habitants, des personnes qui vivent le racisme et des « alliés ». L’idée est de partir de situations vécues pour travailler sur la manière de réagir. « Ce genre de moment nous montre qu’on est soutenu. Ça donne de la force », glisse une participante, habitante de la Monnaie.

Sur l’estrade de la salle Charles-Michels, sont présents Marwan Mohammed, chargé de recherche au CNRS et spécialiste des jeunesses populaires et des sorties de délinquance ; les deux auteurs du livre Petit Frère, la sociologue Isabelle Coutant et Yvon Atonga ; et la politiste Valérie Sala-Pala, spécialiste des discriminations et des politiques urbaines. Tous sont intervenus dans les établissements scolaires de Romans-sur-Isère les jours précédents.

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Le casting est léché et très universitaire. Pourtant, les trois heures d’échange sont loin de ressembler à un soporifique cours magistral. Les prises de parole des chercheurs sont entrecoupées de moments préparés par les habitants. Comme ce moment de slam, très touchant, où plusieurs élèves de première STMG déclament leur texte sur le racisme. « Je n’ai pas eu le privilège d’être respecté, mais je prône l’égalité. »

Ce sentiment de relégation est longuement évoqué. L’exemple qui revient sans cesse est celui du jeune Zakaria, 15 ans, tué par arme blanche en avril dernier dans le quartier de la Monnaie alors qu’il s’interposait pour faire cesser une bagarre. Cette fois, sa mort ne fait pas la une de la presse. La maire, pourtant prolixe sur le décès de Thomas, ne se déplace pas à la marche blanche organisée en hommage.

« Plus jamais ça »

Ces deux premiers drames seront suivis d’un troisième, survenu le 1er novembre. Une fusillade éclate devant une boîte de nuit. Nicolas, 22 ans, membre du même club de rugby que Thomas, est tué. Cette fois, la maire se déplace. « Sur les affiches dans Romans, il y a Thomas et Nicolas, pas Zakaria. C’est leur couleur de peau qui intéresse la mairie pour servir son agenda politique », tacle Marwan Mohammed.

Une année particulièrement violente que tous les acteurs présents refusent de voir se réitérer. « On ne veut plus jamais ça à Romans, souffle Clémence Emprin, et pour cela il faut qu’on continue de construire des alliances larges au niveau local. » Un travail déjà bien entamé mais qui se heurte, forcément, à la question des moyens. Depuis plusieurs années, la ­mairie n’hésite pas à tailler dans les subventions de l’éducation populaire.

À quoi ressemblerait Romans-sur-Isère sans ses maisons de quartier ?

À la fin de la table ronde, les participants sont invités à remplir une carte sur laquelle est posée une question, simple : « À quoi ressemblerait Romans-sur-Isère sans ses maisons de quartier ? » Au vu du large succès de l’événement et de toutes les initiatives mises en place, la réponse nous apparaît comme évidente. Ce sursaut populaire est le salut de la ville.

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